Le Journal de ma disparition

Auteur : Camilla Grebe
Editeur : Calmann-Lévy
Sélection Rue des Livres

Deux ans ont passé et Hanne vit désormais pleinement son histoire d'amour avec l'inspecteur Peter Lindgren. Elle tient un journal pour contrer les effets de sa maladie qui petit à petit lui vole sa mémoire.
Tous deux sont envoyés à Ormberg, ville industrielle isolée et sur le déclin, pour reprendre un cold case : le meurtre, dix ans plus tôt, d'une fillette jamais identifiée. Dans leur enquête, ils sont aidés par la jeune flic Malin, native d'Ormberg. Par un étrange hasard, c'est Malin, alors adolescente, qui trouva à l'époque le cadavre de la petite fille.
Très vite, l'affaire se complique : Peter disparaît du jour au lendemain, et Hanne est kidnappée dans la forêt. Seul témoin, Jake Olsson, un adolescent qui aime traîner dans les bois habillé en femme... Il récupère le journal que Hanne a laissé tomber et se met à le lire, fasciné, mais il a peur d'aller au commissariat car il ne veut pas qu'on apprenne son secret honteux...
Quand le cadavre d'une femme est retrouvé à l'endroit exact où gisaient les restes de la fillette, le lien entre les deux meurtres, la disparition de Peter et l'enlèvement de Hanne ne fait plus aucun doute pour Malin, qui reprend l'enquête. Mais la jeune femme va découvrir que les tragédies du passé pourraient bien influencer sa propre existence.
De sa plume fluide et au gré de rebondissements imprévisibles, Camilla Grebe nous offre un nouvel opus étourdissant où les différents niveaux d'intrigues se recoupent à nouveau magistralement.

21,90 €
Parution : Mars 2018
432 pages
ISBN : 978-2-7021-6022-0
Fiche consultée 251 fois

Extrait

Ce soir-là, j’ai traversé les bois agrippée au bras de Kenny. Ce n’était pas par peur, bien sûr – je ne croyais pas aux fantômes, à la différence de beaucoup d’autres. Comme la mère de Kenny, par exemple, qui passait son temps devant son téléviseur à regarder des médiums de pacotille fouiller de vieilles demeures soi-disant hantées en quête d’esprits inexistants.
Pourtant, à Ormberg, qui pouvait se targuer de n’avoir jamais entendu des vagissements de nourrisson près du monticule de pierres ? Cette sorte de plainte mélancolique et interminable. Le cri de « l’enfant-fantôme ». Alors, même si je n’accordais aucun crédit aux revenants et aux inepties de cette nature, je préférais jouer de prudence – je ne venais jamais seule une fois la nuit tombée.
J’ai levé les yeux vers la cime fuselée des sapins. Ils étaient si hauts qu’on entrevoyait à peine le ciel et la lune blafarde, ronde comme un ballon.
Kenny m’a tirée par la main. Les bouteilles de bière s’entrechoquaient dans le sac plastique et l’odeur de sa cigarette se mêlait à celle de l’humus moite et des feuilles en décomposition. Quelques mètres derrière nous, Anders avançait d’un pas lourd entre les rameaux de myrtilles, sifflant un air que j’avais entendu à la radio.
— Ben alors, Malin !
— Quoi ?
— Tu marches encore moins vite que ma daronne ! Tu es déjà bourrée, ou quoi ?
La comparaison était injuste – la mère de Kenny pesait au moins deux cents kilos et je ne l’avais jamais vue parcourir une distance plus longue que celle qui séparait le canapé des toilettes. Ce qu’elle faisait au prix d’un immense effort.
— Ferme-la, Kenny !
J’ai employé un ton faussement ennuyé, espérant qu’il comprendrait que je plaisantais. Que cette invective renfermait un respect mêlé d’amour.
Nous n’étions ensemble que depuis deux semaines. Outre les traditionnels baisers échangés sur son lit aux effluves nauséabonds, nous avions passé notre temps à définir nos rôles au sein du couple. Lui : dominant, drôle (parfois à mes dépens) et quelquefois envahi par une neurasthénie précoce et égocentrique. Moi : admirative, magnanime, docile (souvent à mes propres dépens), lui offrant un soutien sans faille dans ses moments de dépression.
L’amour que je portais à Kenny était si impétueux, si instinctif, si charnel aussi, qu’il m’épuisait. Je refusais pourtant de me passer de lui un seul instant, comme si je craignais qu’il ne fût qu’un rêve, une chimère que mon cerveau languissant d’adolescente avait créée de toutes pièces.
Les conifères autour de nous semblaient vieux comme la terre. De doux oreillers de mousse s’étendaient à proximité de la souche et une barbe de lichen poussait sur les épaisses branches au ras du sol.
Tout à coup, un craquement a retenti dans le lointain.
— Qu’est-ce que c’est ?
Ma voix m’a paru un peu trop stridente.
— C’est l’enfant-fantôme, a annoncé Anders sur un ton théâtral, quelque part derrière moi. Il est venu te chercheeeer !
— Merde, Anders ! Arrête de lui foutre les jetons ! l’a rabroué Kenny, mû par un instinct de protection aussi soudain qu’inattendu.
J’ai gloussé et manqué de perdre l’équilibre en butant sur une racine, mais la main chaude de Kenny était là, dans le noir. Il a changé son pied d’appui pour me retenir, faisant tinter les bouteilles dans le sac.
Son geste attentionné a diffusé une vague de chaleur dans mon corps.
La forêt de sapins s’éclaircissait à mesure que nous avancions, comme si les arbres reculaient sur notre passage, et nous avons débouché sur la petite clairière où se dressait le monticule de pierres. Au clair de lune, on aurait dit une immense baleine échouée – tapissée de mousses et de minuscules fougères qui se balançaient doucement au gré de la brise.
De l’autre côté de la trouée, la silhouette sombre du hameau d’Ormberg se détachait sur le ciel nocturne.
J’ai brisé le silence :
— Les gars, on est obligés de passer la soirée dans les bois par ce temps ? On se les pèle. Si c’est juste pour boire, autant aller chez l’un d’entre nous.
— Je vais te réchauffer, a ricané Kenny.
Il m’a attirée tout contre lui. Son haleine fleurait la bière et le tabac. J’aurais voulu détourner le visage, mais je me suis efforcée de rester immobile, de soutenir son regard. C’était ce qu’il attendait de moi.
Anders continuait de siffler. Il s’est laissé tomber lourdement sur l’un des gros rochers ronds et s’est emparé d’une bière. Puis il a allumé une cigarette et a dit :
— Je croyais que t’avais envie d’entendre l’enfant-fantôme.
— Les fantômes n’existent pas, ai-je rétorqué en m’asseyant sur une pierre plus petite. Il n’y a que les imbéciles pour y croire.
— La moitié d’Ormberg pense que l’enfant-fantôme existe.
Il a décapsulé sa bouteille et l’a portée à ses lèvres.
— Ce qui veut tout dire.
Ma remarque a fait glousser Anders, mais Kenny semblait sourd à mes paroles. D’ailleurs, la plupart du temps, il ne m’écoutait pas. En tout cas, pas vraiment. Il s’est avancé vers moi, m’a caressé les fesses et a glissé un pouce froid sous la ceinture de mon pantalon. Puis, il a approché une cigarette de ma bouche. Obéissante, j’ai avalé une profonde bouffée, penché la tête en arrière et craché la fumée, les yeux rivés sur la pleine lune.
Dans le silence, les bruits de la forêt étaient amplifiés : le chuintement du vent dans les fougères, des crépitements et des claquements étouffés qui semblaient provenir de milliers de doigts invisibles progressant à tâtons entre les branchages, et le ululement inquiétant d’un oiseau dans le lointain.
Kenny m’a tendu une bière.
J’ai avalé une gorgée amère et froide en fouillant du regard l’obscurité entre les sapins. Quelqu’un pourrait se tapir là, dissimulé derrière un tronc. Il pourrait sans peine nous surprendre dans la clairière, aussi facilement que de traquer un cerf dans un enclos ou d’attraper des poissons rouges dans un bocal.
Mais pourquoi ferait-on cela à Ormberg ?
Ici, il ne se passait jamais rien, ce qui justifiait peut-être l’engouement des habitants pour les histoires de revenants : ils les inventaient pour ne pas mourir d’ennui.
Kenny a éructé discrètement avant de décapsuler une nouvelle bière. Puis il s’est tourné vers moi et m’a embrassée. Sa langue glaciale avait le goût de bière.
— Vous ne pouvez pas faire ça ailleurs ? s’est exclamé Anders avant d’émettre un rot sonore, presque comme s’il posait une question à laquelle il attendait de notre part une réponse.
Son commentaire a semblé encourager Kenny qui a introduit une main dans l’ouverture de mon manteau, puis sous mon pull pour me pincer le sein. Je me suis décalée pour lui faciliter l’accès et j’ai laissé courir ma langue sur ses dents du haut.
Soudain, Anders a bondi sur ses pieds. J’ai repoussé Kenny.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai entendu quelque chose. On aurait dit… des pleurs, des gémissements…
Anders a lâché un cri plaintif avant de partir d’un rire tonitruant, projetant des gouttelettes de bière autour de lui.
Je me suis tournée vers lui.
— T’es taré ! Bon, je vais faire pipi. Vous n’avez qu’à continuer votre chasse aux fantômes.
J’ai contourné le monticule pour me mettre à l’abri des regards. Une fois certaine que les garçons ne me voyaient pas, j’ai déboutonné mon jean et me suis accroupie.
Quelque chose – de la mousse ou une plante – me chatouillait la jambe. Le froid se faufilait le long de mes cuisses et sous mon anorak. Je frissonnais. Quelle idée de passer la soirée ici ! Pourquoi avoir accepté lorsque Kenny me l’avait proposé ? J’ai toujours eu du mal à dire non.
L’obscurité était compacte. Sortant un briquet de mon manteau, j’ai actionné la petite roue métallique d’un mouvement vif du pouce pour éclairer le sol : feuilles d’automne, mousse soyeuse, grosses pierres. Et là, logée dans une brèche entre deux rocs, j’ai aperçu une forme blanche et lisse, pareille au chapeau d’un grand champignon.
Les voix de Kenny et Anders me parvenaient, animées, enivrées, bredouillantes. Il était encore question du fantôme. Ils parlaient vite, butaient sur les mots, éclataient de rire au beau milieu d’une phrase.
Peut-être était-ce la curiosité, peut-être n’avais-je pas envie de retourner auprès d’eux, mais quelque chose m’a poussée à vouloir observer de plus près cette espèce de champignon. D’ailleurs, avait-on déjà vu de tels champignons en cette saison, au plus profond de la forêt ? Je n’ai jamais cueilli ici que des chanterelles. J’ai approché le briquet de la crevasse. La clarté de la flamme révélait plus nettement les contours de l’objet. J’ai déplacé quelques feuilles, arraché les racines d’une minuscule fougère.
Oui, il y avait bien quelque chose.
Toujours accroupie, le jean sur les chevilles, j’ai introduit ma main libre dans la faille pour palper la surface blanche et polie. Elle était dure comme un galet ou de la porcelaine. Peut-être un vieux bol ? En tout cas, pas un champignon.
J’ai tendu le bras pour déloger la pierre qui bloquait l’objet. En dépit de sa petite taille et de sa légèreté, elle a atterri avec un bruit sourd sur le tapis végétal à côté de moi.
Ce que je prenais pour un récipient était là, mis à nu. De la taille d’un pamplemousse, ébréché et couvert d’une sorte de mousse filamenteuse et brunâtre. J’ai roulé quelques fils entre le pouce et l’index. Et tout à coup, j’ai compris. Le briquet m’est tombé des mains. Titubant dans l’obscurité, j’ai poussé un hurlement qui provenait du plus profond de mes entrailles et ne semblait jamais devoir prendre fin. Comme si la terreur chassait de mes poumons tous les atomes d’oxygène de mon corps.
Lorsque Kenny et Anders sont arrivés à la rescousse, mon pantalon demeurait baissé et ma poitrine avait donné au cri une nouvelle vie. Ce n’était pas un bol. Ni de la mousse.
C’était un crâne avec de longs cheveux bruns.

Autres éditions

Le Journal de ma disparition
Poche (Janvier 2019)
Informations sur le livre