Extrait : Mademoiselle Solitude

Auteur : Bill Pronzini
Editeur : Gallimard

Mademoiselle Solitude

Mademoiselle Solitude.
C'était le nom qu'il lui avait donné, l'idée qu'il se faisait d'elle depuis le début. Mais c'était plus qu'un simple nom car elle était bien plus qu'une femme seule. Elle était la personne la plus triste, la plus solitaire qu'il avait jamais rencontrée : elle était la solitude incarnée, la mélancolie même.
Il connaissait la solitude : chaque nuit il dormait avec elle et chaque jour elle l'accompagnait, profondément accrochée à lui, comme une tique sur un cerf. Il l'avait vue sur un millier de visages autres que le sien, mais jamais aussi nue que sur son visage à elle. L'essence de sa solitude, c'était en partie la peine, le genre de peine qui pèse sur l'âme sans jamais laisser de répit, sans jamais s'en aller. Et une autre partie était... le chagrin et la perte ? la désillusion ? la vacuité ? le manque ? Il ne pouvait en être sûr car il n'avait pas pu devenir assez proche d'elle pour en juger. Elle était comme une femme dans une cage de verre - on pouvait se faire d'elle une image plus ou moins nette, mais on ne pouvait pas l'atteindre.
La solitude incarnée, la mélancolie même. S'il avait vécu dans les années 1930 et s'il avait eu le talent de Jelly Roll Morton, de Duke Ellington ou d'un autre de ces géants du jazz, il aurait écrit une ballade à son sujet. Et il l'aurait appelée «Mademoiselle Solitude».
Depuis combien de temps fréquentait-elle le Café Harmony ? Pas longtemps, de cela il était sûr. Il leva les yeux de son dîner un soir du début juin et elle était là, seule dans un box voisin. La solitude nue qu'elle dégageait lui donna d'abord un choc. Il fut incapable de détacher ses yeux de la femme. Elle ne le remarqua pas ; elle ne voyait rien de ce qui l'entourait, ce soir-là ni aucun autre soir. Elle venait, elle mangeait, elle partait. Mais elle n'était jamais vraiment là, dans un café en présence d'autres gens. Elle était quelque part ailleurs - un endroit lugubre qui n'appartenait qu'à elle.
Il la revit à l'Harmony la fois suivante où il vint y dîner, puis encore la suivante. Holly, une des serveuses, lui dit qu'elle était là chaque soir, entre 18 h 30 et 19 heures. Holly ne savait pas qui elle était, où elle vivait ni d'où elle venait. Personne ne la connaissait.
D'ordinaire, il dînait à l'Harmony deux ou trois soirs par semaine, non parce que la nourriture y était particulièrement bonne mais parce que le café était situé juste au bord de Tara-val, à deux pâtés de maisons seulement de son appartement. La femme le poussa à changer ses habitudes ; il se mit à fréquenter le café aussi souvent qu'elle, et aux mêmes horaires. Elle le fascinait et le perturbait. Il ne savait pas vraiment pourquoi. Il n'avait jamais été attiré par les femmes solitaires ; elles partageaient trop souvent les mêmes problèmes et les mêmes angoisses que lui; les rares femmes avec qui il était sorti depuis Doris avaient été d'un genre radicalement opposé - des extraverties débordantes de vie et d'énergie qui lui avaient permis, ne serait-ce que pour de brèves périodes, de se sentir lui-même pleinement vivant. Il ne s'agissait pas non plus d'une attirance physique. Même au regard de ses critères peu exigeants, ce n'était pas une jolie femme. Trop maigre, trop pâle, même si sa peau avait un aspect tanné qui révélait des années passées au grand air; des cheveux blond cendré sans éclat qu'elle coupait apparemment elle-même, à la va-vite; des lèvres fines comme une estafilade au rasoir, qu'elle ne maquillait pas ; de grands yeux gris pâle qui auraient pu être son trait le plus charmant, n'était-ce la peine qu'on y lisait et la manière dont ils restaient obstinément fixes, vides et inexpressifs, comme les yeux d'un moribond. Non, ce n'était pas de l'attirance, mais plutôt une sorte de fascination incrédule. Personne ne naît aussi blessé, aussi solitaire et mélancolique. Il avait dû lui arriver quelque chose pour qu'elle en soit là. Quelque chose de si terrible qu'il ne pouvait même pas imaginer de quoi il pouvait bien s'agir.