Extrait : L’évasion

Auteur : Dominique Manotti
Editeur : Gallimard

L’évasion

8 février, Rome et ses environs

Le local à ordures pue. Une grande benne débordant de sacs-poubelle noirs sur un sol bétonné, pas de fenêtres, un rideau de fer doublé d'une grille métallique ferme le réduit, éclairé par deux mauvais néons. Filippo est furieux. D'habitude, quand il vient balayer et nettoyer le local, les camions-poubelle sont passés, les bennes sont vides, et ça pue moins. Aujourd'hui, l'odeur est presque insoutenable. Haut-le-coeur, mais bon, il n'a pas le choix, il se met au boulot. Il balaie, frotte le sol, balance de la Javel et des grands seaux d'eau. Six mois de taule derrière lui, encore 410 jours à tirer, folle envie de sortir, mais comment ? Mais après ? Il jette un seau d'eau à la volée, regarde sa montre. Dans un quart d'heure, corvée finie, pointer, remonter en cellule... 410 jours, putain, encore 410 jours... Soudain, le moteur qui commande de l'extérieur le rideau de fer se met en marche, le rideau de fer vibre. Panique. Ce n'est jamais arrivé. Je ne suis pas censé être là quand la porte s'ouvre. Qu'est-ce que je fais ? Regard affolé à la montre, pourtant, c'est bien mon heure. Un bruit sourd dans le conduit du vide-ordures, des coups contre les parois, un corps en boule propulsé dans la benne, qui se détend et plonge dans les ordures. Filippo a juste eu le temps de reconnaître son codétenu, Carlo, un flot de réactions incohérentes, mon seul ami qui se fait la malle... et sans moi... Le rideau de fer commence à se soulever, rai de lumière du jour au ras du sol. Je suis là quand il se fait la malle, on va m'accuser, complice, j'en reprends pour un an de plus, au moins... mitard. Sans plus réfléchir, Filippo saute, bras tendus, attrape le bord de la paroi de la benne, rétablissement acrobatique, et plonge à son tour dans le tas d'ordures. Il entend Carlo jurer à voix très basse, et lui dire : «Enterre-toi, bordel, et couvre-toi le visage», puis il perd le contact avec lui. Il relève son tee-shirt par-dessus sa tête, ferme les yeux, et nage entre les sacs vers le fond de la benne. Le plastique glisse bien, mais l'odeur, le poids, il étouffe. Un sac déchiré, les bras et la tête s'enfoncent dans du poisseux, visqueux, pourri, râpeux, et l'odeur. Brusque vomissement. Plein le visage. Réagis, arrête de paniquer, sinon tu vas crever, écarte ce tee-shirt, mouche-toi, respire calmement, à très petits coups, en protégeant ton nez et ta bouche. Le corps en boule, Filippo cherche par des gestes très lents à se ménager une bulle d'air. Il écoute les bruits de l'extérieur. Le camion vient de déposer une benne vide. Il imagine les gardiens qui tournent tout autour, dans la cour. Maintenant, le camion va charger la leur. Un choc contre les parois, la benne se soulève, traction, nouveau choc, elle est sur le camion, un temps, les éboueurs doivent bâcher, moteur, on roule, un arrêt, coeur battant, les gardiens doivent soulever la bâche, inspecter le contenu de la benne, Filippo se recroqueville, le camion repart, allure régulière. Il est dehors. Stupeur. Qu'est-ce que je fais là, exactement ? Il perd brièvement conscience.