Extrait : VIvre cent jours en un

Auteur : Philippe Broussard
Editeur : Stock

VIvre cent jours en un

Je ne dirai jamais son nom. Ne me demandez pas pourquoi. C'est ainsi. Pour moi, il restera le «der des ders». J'ai la manie des surnoms, et celui-ci lui convient plutôt bien. Il faut avoir une âme de résistant pour persister à vendre des disques dans ce quartier parisien. La musique, de nos jours, n'a plus guère d'existence physique; c'est une fille de l'air, virtuelle et facile, qui ne s'offre plus sur galette noire et pochette glacée, ni même en CD, mais se donne au premier venu, se télécharge, s'échange, s'«iPodise», clic droit, clic gauche, appuyez sur «ok» pour confirmer.
Les habitués du magasin aiment s'y aventurer vers 20 heures, juste avant le baisser de rideau. Tous savent combien il déteste ce moment de la journée où le volet métallique se déroule façon linceul sur la vitrine. Pour retarder l'échéance, il lui arrive d'inventer un prétexte, une commande américaine, l'appel d'un collectionneur australien. Son record ? 21 h 12 en hiver, 22 h 17 en été, sans un visiteur mais avec Lester Young au sax.
N'allez pas l'imaginer avec le teint cireux et les épaules rentrées du condamné. À soixante ans passés, il a le rose aux joues, un embonpoint de gourmand. Aux premiers mots, on le sait parisien, 15e, secteur Motte-Picquet. Sa voix est celle d'un fumeur de Gitanes, une voix née pour «causer», comme les personnages des films de Delannoy, un mix d'argot et de français de la communale.
Ses disques, eux, nous entraînent plein ouest, aux Amériques. Côté droit, le jazz. Côté gauche, les musiques jamaïcaines : reggae, ska, rock steady. Pareil voisinage indispose certains puristes, mais ces deux familles musicales ont une couleur commune, le noir, et puisent leur énergie dans un même passé de souffrance ; elles ont donc bien le droit de peupler ensemble ses bacs d'artistes d'antan, ses «fantômes», comme il les appelle.
Un soir, me voici à fureter rayon jazz, à la lettre «H», Hampton, Hancock, Hawkins, quand il a le bon goût de mettre Day in day out de Billie Holiday. Nous parlons d'elle, la reine des reines, de cette voix tortueuse, exigeante, que l'on entend si souvent, jusque dans les publicités et les supermarchés, sans deviner le chaos intime qu'elle nous raconte. Billie Holiday, ce fut Piaf en pire, Amy Winehouse puissance dix, du talent et du drame à profusion, la prostitution, l'alcool, les coups, le sexe, la dope, la prison. Et la mort à quarante-quatre ans, à l'été 1959.
Au moment de partir, il lance : «Écoutez juste ça.» Il y a dans ce «ça» toute l'impatience du monde.
C'est un 78 tours Vocalion de 1937, un pressage assez rare de Trav'lin' all alone. Il le pose sur la platine, déplace le bras vers le sillon. La pointe de saphir effleure le vinyle, les enceintes libèrent un léger souffle, des grésillements garantis d'origine, et Billie s'invite parmi nous.

I'm so weary and all alone
Feel tired like heavy stone
Trav'lin', trav'lin' all alone...

Un morceau de 78 tours dure au maximum trois minutes. Celui-ci, c'est cent trente et une secondes chrono. Il les passe les yeux fermés, sans un mot, à caresser le papier râpeux de la pochette. Aux dernières paroles, un «all alone» abrupt, le magasin se fige dans un silence de crypte.