Extrait : Beyrouth, la nuit

Auteur : Diane Mazloum
Editeur : Stock

Beyrouth, la nuit

Son visage est tourné vers les étoiles ; elle a le menton un peu hautain et les cheveux ramassés en chignon. L'air inaccessible, elle affiche son port de tête sur un bout de papier au grammage souple de la taille d'une carte de visite. Au bas du coin droit, le sigle rose antique pour la lutte contre le cancer du sein. Impression en quadrichromie et surface laminée pour le recto. Au verso, le logo VPS de la compagnie du service voiturier «Valet Parking Service» et la référence 301 se détachent en argent sur un fond bleu nuit pour une impression bicolore. Les chiffres 301 ont quelque chose de fier pour un ticket de voiturier qui finira sans doute à la poubelle.
Des milliers de ces tickets circulent jour et nuit en ville, avec, d'ordinaire, un numéro de référence pour seule information. À propos de cet espace perdu, Marylou a souvent crié au gaspillage. Pourquoi ne pas en profiter pour diffuser des messages d'intérêt public sur les périls de l'alcool par exemple ? Les maladies infectieuses, la pollution de l'air, le tabagisme ou les médicaments contrefaits. En revanche, aussi loin qu'elle pousse son imagination (la perversité des réseaux sociaux, les conflits cybernétiques, les guerres biologiques), jamais elle n'aurait pensé y trouver le minois de Sévine G, la nouvelle copine d'Osman - Osman, son dernier amour en date.
Marylou appuie son pouce contre le portrait de Sévine, jeune espoir du ballet en vogue sur la scène internationale. La première fois qu'elle a vu cette femme, c'était l'an dernier dans une impasse de la zone d'Achrafieh. Elle sortait du campus déjà sombre de Huvelin après une réunion avec son directeur de thèse en anthropologie. Marcher sans but lui faisait du bien. L'air était doux, le ciel fuchsia. Un serveur du Happy Hour passait un dernier coup de chiffon sur les tables, l'enseigne rose fluo de L'Escalope clignotait, jetant une lumière chaude sur le mur en crépi ocre. Quelque part derrière un bar ouvert sur l'extérieur, un DJ testait sa playlist de la soirée. La musique s'élevait pour retomber, laissant place au gazouillis des oiseaux. Marylou avait remonté la rue Monnot en s'étirant lentement, elle avait contourné le restaurant japonais à la devanture métallisée à l'angle de la rue puis avait grimpé vers l'intérieur du quartier, perché sur la plus haute colline de Beyrouth. Délestée du poids de sa thèse, elle arpentait les ruelles enchevêtrées d'Achrafieh, serpentait entre les nouvelles constructions - de gigantesques structures en béton - et les vieux immeubles d'époque aux façades effilées. L'alignement irrégulier des bâtiments dessinait un labyrinthe au tracé nerveux dans lequel on se faufilait, s'enfonçait plus profondément, mettant au jour d'infimes joyaux, pépites du somptueux jardin fleuri qui avait jadis tapissé les pentes de la colline : les petits éclats d'or et d'argent d'un vitrail caché, les cascades d'ombres à la géométrie entrelacée, projetées au sol par un balcon en pierre, une console, une crénelure, l'écorce vert pâle d'un citronnier. À Beyrouth, quand le soir vient et que l'humidité monte, les pores de la chape de béton s'ouvrent : des pousses tendres jaillissent du bitume et de la terre, des éclaboussures de mousse perlent sur la façade des immeubles. Une légère brise passe, les plantes se dressent, plus souples, plus élastiques, et de jeunes palmiers sauvages surgissent entre les buildings. Ce n'est pas la colline qui frissonne, c'est tout Beyrouth qui bruisse à la tombée du soir, avait pensé Marylou. Attirée par le chant d'une cigale, elle avait emprunté une venelle escarpée.