Extrait : Les sangs

Auteur : Audrée Wilhelmy
Editeur : Grasset

Les sangs

Dimanche 5 janvier

Le repas des enfants Rû est la première chose que j'observe à la Pourvoirie. Cachée derrière une tapisserie aux motifs numides de grues, je regarde Féléor Barthélémy qui mange et je pense : «Le canard serait meilleur sans toutes ces épices.»
Il est assis face à ses frères. Ils sont trois d'un côté, lui occupe seul l'autre moitié de la table. Devant lui comme devant les autres sont posés une serviette de lin, une coupe et un gobelet en cristal, la petite assiette, pour le pain, et un bol plat contenant de l'huile tiède et des herbes aromatiques. Ses couverts ne sont pas les mêmes que ceux des autres membres de la fratrie. Le couteau est un couperet, la fourchette a deux dents. Au centre de la nappe, à mi-chemin entre les quatre enfants, se trouvent un grand bol vide, une bouteille de vin rouge, un flacon de sel et les dernières pommes du verger, conservées en chambre froide, coupées en quartiers et disposées en fleurs sur un plateau de service. Quatre pots de grès, pas plus grands qu'une main de femme, sont alignés au bout de la table et sur chacun d'eux est inscrit le nom d'une épice.
Les enfants attendent. Quand le gong retentit, ils se retournent, excepté Féléor, dont seuls les yeux bougent. Son visage demeure impassible, il fixe les portes des cuisines qui s'ouvrent solennellement. Il regarde sans ciller la jeune fille qui apporte son assiette (elle a les traits nerveux d'un colibri). Elle le sert le premier, même s'il n'est pas l'aîné. Personne ne réagit et tout donne à penser que cette pratique peu conventionnelle est d'usage dans le château. Une cloche d'argent couvre l'assiette. La petite servante la soulève, dévoile une poitrine de canard qui n'a pas été cuite et le flanc cru d'un agneau dépecé. Féléor sourit, remercie doucement la domestique qui retourne aux cuisines. Pour les trois frères est exécuté le même cérémonial, mais ce sont des garçons de service qui entrent et posent, en synchronie, les assiettes devant les enfants. Leur repas est commun : caille braisée aux poires, décapitée mais sinon entière, couchée dans un nid de fruits cuits. Les garçons mangent en silence, mais ils mangent très vite, en crachant les os qu'ils n'avalent pas. Féléor, lui, consomme sa viande poliment. Il coupe dans la volaille des tranches minces comme un ongle, il y ajoute des pommes et des épices d'Orient, il porte la nourriture à ses lèvres et mastique sans empressement, la bouche fermée. Ses lèvres sont belles, fines, bien définies. Entre les bouchées, parfois, son visage devient songeur et il ne regarde plus rien. Puis il retourne à son assiette, mélange à l'agneau du lait caillé. Il n'en renverse pas. Quand ils mâchent leur salade, ses frères ressemblent à trois vaches d'élevage, mais lui mange avec élégance chacune de ses bouchées. D'ailleurs, il ne termine pas les pièces de viande. Quand il en est las, il pose ses ustensiles à l'envers dans le plat, la petite servante revient chercher l'assiette, il dit «merci» à nouveau et essuie la commissure de ses lèvres avec le coin de sa serviette.
Viennent ensuite le fromage, les friandises, le chocolat, le café. Le feu crépite dans l'âtre ; à part les bruits de flammes, de mastication et de déglutition, il n'y a pas un son. A la fin du repas, les couverts ont été débarrassés, les assiettes ont disparu en cuisine; sur la table restent quelques miettes de pain, une bouteille vide et des serviettes froissées. Du côté qu'occupait Féléor, la nappe grise est impeccable. C'est à peine si on remarque que quelqu'un y mangeait plus tôt.