Extrait : Comme un karatéka belge qui fait du cinéma

Auteur : Jean-Claude Lalumière
Editeur : Le Livre de Poche

Comme un karatéka belge qui fait du cinéma

La lettre est arrivée ce matin, parmi le courrier de la galerie. Jamais rien ne m'est adressé ici. Et le facteur, qui le sait très bien, m'en a fait, d'emblée, la remarque.
- Camarade, il y en a une pour toi aujourd'hui, et elle vient de Gironde, m'a-t-il lancé depuis le pas de la porte alors que j'étais installé derrière mon bureau, dans l'attente de l'artiste dont nous accueillions une installation et pour laquelle nous organisions, ce soir, un vernissage.
Je n'aime pas le ton de familiarité dont use le préposé lorsqu'il s'entretient avec moi. Il sait que je ne suis pas le propriétaire de la galerie. Je n'en suis qu'un employé, et il se croit, par conséquent, autorisé à une complicité de classe avec moi. Comme si nos fonctions pouvaient être rapprochées... Sans doute ai-je commis l'erreur de discuter avec lui trop longtemps parfois, glissant ainsi, peu à peu et sans y prendre garde, vers la zone dangereuse des confidences, ouvrant une brèche, affichant, même si ce n'est jamais que de façon parcellaire, certaines de mes vulnérabilités. Tous deux, nous avions idéalisé nos destinées. Lui qui, musicien, s'était rêvé guitariste dans un groupe de rock et avait fini par passer un concours de La Poste; et moi qui avais ravalé mes ambitions de cinéma pour devenir le factotum d'une galerie d'art contemporain. A cela, il n'y avait pas grand-chose à ajouter et nous nous sommes arrêtés là d'ailleurs. Mais à présent, fort de ce point commun, il me considère comme un pair. Il est vrai que je suis plus à l'aise avec lui, avec les livreurs ou avec la femme de ménage, qu'avec les clients, et que mon attitude s'en trouve plus ouverte. De là à me tutoyer et m'appeler «Camarade»... Avec les clients, je suis soumis au contrôle permanent de ma posture, de mon langage, de mes gestes. Je ne viens pas du même milieu. J'ai dû apprendre leurs codes pour me fondre dans leur monde. Mais si, aujourd'hui, j'en maîtrise parfaitement l'usage, ils n'en demeurent pas moins une contrainte, une obligation. J'en suis réduit à jouer un rôle. Tout ce qui constitue mes journées, du simple bonjour à la discussion la plus argumentée au sujet d'une oeuvre en vente dans la galerie, participe d'une composition permanente. J'en ressors épuisé car ces usages ne me viennent pas aussi naturellement qu'à ceux dont ils ont nourri l'éducation. Les bonnes manières sont complexes, elles obéissent à des lois systémiques dont l'équilibre dépend de beaucoup plus qu'une porte tenue avec déférence ou qu'un salut adressé avec respect.
Le facteur m'a tendu la liasse de lettres en arborant le sourire de celui qui a tout compris. Celle qui m'était adressée trônait sur le dessus du paquet comme si le postier avait voulu observer ma réaction et me prendre en défaut. A première vue, hormis la suscription, rien ne distinguait cette enveloppe de celles qui composaient la correspondance du jour. A mes yeux cependant, elle représentait un voyage dans le temps, un retour de plusieurs années en arrière. Je connaissais cette écriture, me figurais aisément la main maladroite, hésitante qui avait couché le libellé sur le papier. (...)