Extrait : Je ferai de toi un homme heureux

Auteur : Anne B. Ragde
Editeur : 10/18

Je ferai de toi un homme heureux

Rien de tel que de laver à grande eau

C'était pour rendre service, rien d'autre. Elle aimait laver, se sentir utile. Ah, mélanger le savon à l'eau, voir l'écume bouillonner dans le seau en plastique ! Après, quelle satisfaction elle avait de vider l'eau devenue noire ! Plus celle-ci était sale, plus c'était la preuve qu'elle avait fait du bon travail. C'est pourquoi elle se réjouissait de voir le savon mousser au fur et à mesure que le seau se remplissait et que l'odeur d'ammoniaque, qui promettait monts et merveilles, lui chatouillait les narines. Et puis, au fond, elle avait aussi le temps de s'occuper de la propreté de l'escalier, puisqu'elle et Egil n'avaient pas d'enfant.
Elle ne comprenait pas pourquoi les autres prenaient ça comme une offense personnelle quand elle lavait les marches jusqu'au palier du premier, même si rien ne l'y obligeait. Bien sûr que c'était toujours plus sale devant chez elle et Egil, vu qu'ils habitaient au rez-de-chaussée et que tout le monde passait par là. Mais quand elle se donnait la peine d'en faire un peu plus, ils pouvaient au moins... Ils ne voyaient donc pas qu'elle faisait ça par pure gentillesse ? Non, elle ne comprenait pas leur logique, à ces gens-là. Depuis qu'elle était toute petite, on l'avait élevée en lui inculquant que mieux valait en faire toujours un peu plus, aller au-delà de ce qu'on était en droit d'attendre de vous. Et c'était devenu pour elle presque une question d'amour, ou disons, de bienveillance, de sollicitude. Mais ici, dans cet escalier, la sollicitude semblait être un gros mot.
Personne, ou presque, ne s'essuyait les pieds avant d'entrer, et ce quel que soit le temps qu'il faisait dehors, même si elle laissait une serpillière mouillée juste derrière la porte. Le pire, c'étaient les gosses. Et le facteur, bien entendu. Mais il avait tant d'escaliers à monter dans cet immeuble qu'il n'avait pas le temps de respecter le travail d'autrui - dans son cas à lui, ça pouvait se comprendre. Et puis il y avait les roues sales du landau appartenant au couple d'en face, sur le palier ; la jeune mère rangeait toujours le landau sous les boîtes aux lettres, alors qu'elle aurait quand même pu le tirer en haut des quelques marches qui menaient à son appartement. Et elle, on ne la voyait jamais avec une serpillière. Non, jamais.
Cela dit, peut-être qu'un jour Mme Rudolf, du premier étage, la gratifierait d'un «merci beaucoup». Il n'est pas interdit d'espérer. Oui, peut-être qu'un jour ça lui ferait enfin plaisir et elle arrêterait de s'imaginer que si une voisine lui lave ses marches, c'est uniquement pour la mettre mal à l'aise.
Elle avait réussi à laver presque jusqu'au perron du premier étage quand la porte d'entrée de Mme Rudolf s'ouvrit en laissant échapper une odeur de chou bouilli qui parvint - quel exploit ! - à couvrir l'odeur du savon noir et de l'ammoniaque.
- C'est pas vrai ! s'exclama Mme Rudolf. Vous n'allez pas recommencer ?