Extrait : Amazones

Auteur : Raphaëlle Riol
Editeur : Actes Sud Editions

Amazones

C'est jour de fête au Repos-Fleuri, Des tréteaux sont montés dans le jardin, de longues tables blanches ombragées par des parasols, sous lesquels pendent des figurines en carton mal découpées. On devine des coquillages, des voiles, des poissons, des étoiles de mer. Et des formes plus indéterminées, mal coloriées : bernard-l'ermite, murènes, oursins, allez savoir... Tout cela s'agite dans le vent en faisant un bruit de papier froissé. Posés sur les tables, des galets empêchent les nappes de s'envoler et des trucs hideux en plastique bleu indiquent les noms de chaque convive : monsieur Papon, madame Fougère, madame Martin, madame Léonard... Incontestablement plus de femmes que d'hommes. Car, conformément aux statistiques, la plupart de ces derniers sont morts et enterrés depuis longtemps.
C'est bien connu, les femmes vivent plus longtemps que leurs maris. L'expérience de la maternité leur vaut ça. Tout travail mérite salaire et reconnaissance. Entre six et huit ans de sursis, selon la clémence des années. Les bonnes, celles où le climat est doux, l'écart peut s'accroître encore. Les hommes meurent, invariablement, autour de 78 ans. Les femmes, elles, résistent. En revanche, les mauvaises années, celles de canicule ou de grands froids, les inégalités s'estompent. «Tomber comme des mouches» est une expression asexuée. Ça vaut autant pour les filles que pour les garçons. Ces années-là, disais-je, les privilèges sont abolis. On remet les compteurs à zéro. Oubliées, les statistiques. On compte les morts, un par un, à la télé, à la radio, dans les journaux. On cause douches froides et ventilos. Les compteurs n'en finissent pas de s'affoler, surtout l'été. Les scores s'égalisent. On sait que les statistiques reprendront le dessus un jour ou l'autre. Que les femmes, de nouveau, seront plus chanceuses que les hommes.

Dans le jardin, justement, des roses des vents en plastique coloré tournent entre des pousses de carottes et de radis que les pensionnaires ont plantées il y a un mois. Quand on s'approche, on peut déchiffrer de petites pancartes illustrées qui indiquent : «le pois chiche de Jeannine», «les petits navets de Joseph»... Je souris. J'ai l'esprit tordu. C'est ce qu'on dit.
Nous, les invités, devons attendre que les rois de la fête soient au complet. Pour cela, on se dirige vers la grande terrasse. Ça prend du temps car il faut les installer. Un par un, sur leur trône. Pour certains, il y a même obligation de les y attacher pour qu'ils n'en dégringolent pas.
Ce jardin de papier froissé ressemble à une encyclopédie pour tout-petits. De multiples inscriptions au feutre désignent chaque composante par son nom le plus simple : feuille, sapin, tomate, rose, iris. Soyons efficaces. Le superflu, la poésie restent proscrits des encyclopédies. Et la vie, la vraie, la réelle, celle qu'on touche et dans laquelle on patauge est tout entière racontée dans les encyclopédies.