Extrait : Les Singuliers

Auteur : Anne Percin
Editeur : Actes Sud

Les Singuliers

Pont-Aven, dimanche 12 août 1888

Tobias,

Premier jour ici. C'est à toi que j'écris. Tu vois, ce que je t'avais promis de faire, je l'ai fait. J'ai eu, pour une fois, un peu de courage et d'esprit d'aventure, tu seras content de moi peut-être ? J'ai quitté Paris et laissé ma cousine Hazel là-bas, elle se débrouille très bien sans moi. Certes, la famille Boch m'en voudra jusqu'à la fin des temps, mais je préfère sa rancune à la tienne et au remords de n'avoir jamais rien tenté dans ma vie.
Je suis arrivé en Bretagne hier : par le train d'abord, de Paris à Quimperlé, puis en malle-poste. J'étais assez disposé à accomplir le reste du trajet à pied, en souvenir de nos pérégrinations dans les Flandres, mais une malle, un chevalet et un appareil photographique, ça vous plombe les semelles ! Finalement, j'ai fait comme tout le monde : pour rejoindre Pont-Aven, on s'entasse dans une voiture à cheval et on endure les cahots du chemin en causant de peinture avec les autres... Comme les rêves qu'on a chéris nous semblent pauvres, quand ils traînent sur les routes et sont ceux de tout le monde ! La malle-poste nous a lâchés au centre du village, sur une place avec des hôtels. Le premier était trop cher pour moi, les autres complets. En prenant un verre dans un café, j'ai rencontré Laval, un peintre parisien : il m'a conseillé la pension Gloanec. Le déjeuner pour un franc, la pension complète pour soixante ! Il restait une chambre, je l'ai louée pour le mois : me voilà installé.
De la mansarde où je suis logé me parviennent en ce moment même des cris de mouettes qui me rappellent la mer du Nord et nos échappées dans le Westhoek, et j'en deviens bêtement nostalgique. Mais il suffit que je me penche par la fenêtre pour que tout change : j'aperçois l'Aven toute verte qui roule son eau à lessive, le pont où en ce moment même, sur le parapet, sont assis des peintres qui causent entre eux et dont j'entends les voix fortes, et puis à droite, la place avec ses tilleuls, les chaises et les tables de l'hôtel Julia où boivent les Anglais et les Américains. Les pipes fument dans l'air du soir, ça sent le tabac, la marée basse, l'huile de restaurant et l'essence de térébenthine.
Je me sens incapable de prendre un crayon pour dessiner tout cela, je ne suis plus très sûr d'être venu pour apprendre à peindre. Peut-être apprendre à sentir, à voir, à vivre.
Ce serait déjà beaucoup.

J'espère que ta cure t'a fait du bien ? Je poste cette lettre à l'adresse de ta mère à Ostende, espérant que tu l'auras bientôt et qu'elle te trouvera en meilleure santé. N'oublie de m'écrire à la :
Pension Gloanec, Pont-Aven, Finistère. France.

Fidèlement ton ami,
Hugo