Extrait : Ana et les ombres

Auteur : François Emmanuel
Editeur : Actes Sud Editions

Ana et les ombres

À la sortie de Cuelcacha quatre paysannes les avaient regardés passer depuis le bord de la route, quatre femmes qui revenaient des champs avec leurs larges chapeaux de paille, leurs jupes de couleur, l’une d’elles portant un enfant emmailloté dans un châle et dont pointait derrière l’épaule la petite tête ronde. Puis l’accident avait eu lieu au lieu-dit Vista Hermosa, juste après la cascade. Pourtant il y a près de deux heures de piste entre Cuelcacha et la cascade de Vista Hermosa, c’est donc qu’Ana avait dû s’assoupir, bercée par le ronronnement du 4×4, la conduite lente, hypnotique de Ceferino et la chaleur qui régnait dans l’habitacle. Le temps sur le siège avant de la voiture n’avait donc été qu’une longue éclipse et dans son souvenir tout s’était télescopé : d’abord l’image des quatre paysannes en file indienne puis, aussitôt après, l’accident, ce déferlement de sensations brutes : freins crissants, fracas de bas de caisse, sou e coupé par la ceinture, chavirement de l’habitacle, coup violent sur la tempe, noir. Un instant plus tard elle se revoyait lunettes brisées à deux mètres du 4×4, ne sachant comment elle en était sortie, avisant face à elle l’énorme véhicule qui avait basculé moteur emballé dans le
fossé du bord de route et Ceferino qui chancelait au milieu de la piste à trente mètres au-devant, au point que c’est elle-même qui était allée tâtonner sous le volant pour actionner à l’aveugle la clef de contact, tandis que le chau eur se retournait vers la voiture, frappé d’incompréhension encore, médusé.
Non tant la violence de l’embardée, me dirait-elle, que le choc d’avoir été surprise dans son sommeil : le sol qui brusquement s’ouvre, le corps qui heurte comme une bille folle les parois d’un habitacle, ce saisissement qui viendrait plus tard la surprendre à l’instant de l’endormissement, sentir soudain que l’on tombe, se réveiller le cœur battant.
Pourtant la piste était déserte et sans ornières. Il n’y a rien à Vista Hermosa, il y a des broussailles et un muret de pierres qui surplombe l’immense vallée verte du rio Imaza. Hagard Ceferino était revenu sur ses pas, il avait inspecté craintivement la cargaison par la fenêtre arrière puis il s’était rassis à sa place de chauffeur en tournant sans cesse la clef de contact. Le moteur hennissait puis s’emballait dangereusement, un fin filet de fumée grise semblait s’échapper du capot. Au loin longeant les contreforts boisés de la montagne grossissait en sens inverse la tache d’un camion-benne dans son halo de poussière. Il y avait là quatre hommes serrés côte à côte dans la cabine, ils revenaient du marché de Goncha, ils avaient sans doute bu de l’alcool de canne à sucre, ils n’arrêtaient pas de rire. Avaient accroché un câble au pare-chocs du 4×4 pour le sortir du fossé puis l’avaient laissé là dans l’axe de la piste avec son aile emboutie, son phare éclaté, et une griffe qui barrait sur toute la longueur du flanc droit les grandes lettres de museo arqueológico.
À l’intérieur, les cartons et les couvertures disposés autour de la caisse qui occupait tout l’arrière du véhicule avaient dû jouer leur rôle d’amortisseurs et l’on pouvait espérer que le contenu n’avait pas souffert. Retrouvant peu à peu la parole Ceferino parlerait alors d’un chien noir, une bête haute comme un veau, prétendait-il, et qui s’était plantée devant la voiture juste après le tournant de Vista Hermosa. Mais les chiens dans ce pays sont bruns et malingres, avec de maigres queues spiralées et il n’y avait pas de maison à cinq cents mètres à la ronde, pas le moindre troupeau de vaches ou de chèvres...
Pourtant l’homme insistait les yeux serrés : un perro negro. Plus tard il s’était résolu à relâcher le frein à main pour descendre moteur éteint jusqu’au plat qui deux cents mètres plus bas surplombait le rio. Le pickup d’un prêtre baptiste était passé après une heure. L’homme était un Nord-Américain aux grands yeux bleus, aux mains de géant, au sourire total, il s’était offert à les remorquer jusqu’aux premières constructions de Jumbilla. Et alors qu’ils crapahutaient à du trente à l’heure dans le grand carrousel de la Cordillère, avec le câble qui se détendait, se retendait par brusques secousses, elle avait voulu téléphoner au professeur Perez-Carlyle de Lima mais elle n’arrivait pas à composer le numéro tant elle tremblait. À Jumbilla le 4×4 avait été tracté sous un auvent de tôle ondulée qui abritait une antique carcasse de camion où nichaient des poules. Ceferino s’était vu offrir quelques outils des mains d’une vieille et il disparaissait sans cesse sous le train avant du véhicule, en ressortait en sueur, ne réussissait à tirer du moteur que de brefs emballements, aussitôt noyés, jusqu’à ce que vers quatre ou cinq heures de l’après-midi il s’écroule sur son siège, les yeux perdus dans le vague, anéanti. Averti enfin au téléphone le professeur Perez-Carlyle était affolé. Il avait aussitôt tenté de joindre le musée archéologique puis une société de voitures de remplacement à Tarapoto mais le délai était beaucoup trop long, dès lors que l’avion loué pour prendre livraison de la caisse ne pouvait pas attendre à l’aéroport de Chachapoyas au-delà du lendemain midi, absolue dernière limite.