Extrait : Compassion

Auteur : Stephan Enter
Editeur : Actes Sud Editions

Compassion

I
Comment me suis-je retrouvé là ? Un état d’agitation – oui, en premier lieu. J’avais une maîtresse, une physicienne surdouée et légèrement autiste, qui n’arrivait pas à décider si elle préférait les hommes ou les femmes, bref, c’était un enchaînement de séparations et de rabibochages qui devenait à la longue si mortellement épuisant que je passai moi-même à l’action.
Comme on sait, il existe depuis un certain temps déjà une manière simple d’entrer en relation avec des femmes seules, d’un bon niveau de formation. C’est encore beaucoup plus simple quand on ne peut être compté dans le groupe majoritaire des hommes sans séduction. Entre-temps des gens de ma connaissance avaient essayé, semblait-il, et l’un d’entre eux parlait plaisamment d’“un grand bocal de bonbons”. Après avoir recueilli quelques témoignages supplémentaires, je m’inscrivis sur un site de rencontres.
Mon passeport mentionne : Frank van Luijn, Doorn, sexe masculin, 1,83 m. À propos de ma date de naissance, autre donnée, je fais parfois le dificile. Selon moi, je n’ai pas beaucoup de petites vanités, mais soit ! – en voilà une. Ou peut-être s’agit-il plutôt d’angoisse que de vanité, du refus d’admettre qu’on a pris congé de sa jeunesse. Je reviendrai là-dessus ; pour simplifier ici, disons que j’approche de la quarantaine mais qu’on me donnerait cinq ans de moins, ce que je rends crédible à mes heures. Le visage que me renvoie mon miroir n’a rien de cette mine terne et fatiguée de beaucoup d’hommes de ma génération qui sont mariés ou qui vivent en couple. Je n’ai pas pris de ventre, et je ne présente aucun autre signe de décrépitude – mieux encore, j’ai gardé la taille de mes vingt ans pour mes vêtements de confection. À dire vrai, je suis à peu près au top de ma forme, surtout si je ne me suis pas rasé depuis huit jours. Récemment je me suis vu sur une vidéo prise par un ami pendant une journée de voile et j’ai été surpris par mon allure d’étudiant, maintien très droit, le pas dégagé et remarquablement énergique. Également par mon visage à la roseur juvénile, où une ré exion moqueuse semble a eurer en permanence.
Depuis deux décennies, ma vie cabote gentiment de relation en relation. J’ai réussi à garder le contact avec un certain nombre de mes ex-partenaires, je leur donne encore rendez-vous quelquefois et soutiens, sur demande, que cette situation est de loin préférable à la routine, au train-train d’un quotidien vécu avec la même personne. Quand j’ai bu un verre de trop, je ne parle pas de “relations” mais de “liaisons”, et je répands volontiers la fine plaisanterie qu’en néerlandais le mariage ne rime qu’avec deux mots, à savoir “ravage” et “carnage”. Ces derniers temps je me tais quand je suis en compagnie parce que je m’ennuie de plus en plus souvent et que je trouve les autres incultes et inintéressants. Mais ce silence distant peut précisément passer pour de la profondeur, comme cela s’est avéré après une soirée que j’avais été le premier à quitter : le lendemain je reçus une déclaration d’une personne dont je n’avais aucun souvenir. La motivation essentielle de ma nouvelle démarche est, outre mon agitation intérieure, surtout la curiosité – mais de celles qui n’engagent à rien.
J’établis un profil, cherche une photo sur laquelle je n’ai pas un sourire réticent ou ironique et sans beaucoup d’hésitation je plonge la main dans le bocal de bonbons. J’obtiens des réactions, fais des rendez-vous, rencontre plusieurs femmes par semaine, entretiens avec quelques-unes un contact régulier.
Je rencontre une personne dont le pseudonyme est Schubert mais qui malheureusement n’est pas passée par le conservatoire ; elle est biologiste médicale et pianote un peu dans son temps libre. Je note autre chose à son sujet, c’est que malgré un revenu très confortable, à l’occasion de notre deuxième rencontre (je vais déjeuner chez elle, et avant nous faisons des courses ensemble), sur les rayons du supermarché, elle prend principalement des produits vendus à prix discount. Elle passe de longues journées dans un laboratoire où elle pratique des expériences sur des souris ; je me demande comment ce genre de personnes fait l’amour – selon un protocole expérimental ? Mais quand nous en arrivons aux premiers gestes d’intimité après le repas, sa lugubre profession me rebute soudain à tel point que je ne vais pas plus loin, fais échec au contact, et ne la revois plus. J’entre en relation avec une hôtesse de l’air qui est diplômée d’espagnol et de psychologie ; elle a de grandes dents blanches et un cou gracile, superbe, et elle écarquille les yeux régulièrement : sa bouche s’ouvre alors un peu, d’une manière exactement synchrone, comme s’il manquait un soupçon de peau pour couvrir tout son visage. Au bout de dix minutes, elle déclare qu’elle veut trois enfants et dans la suite de notre rencontre ne montre aucun intérêt pour mes antécédents et mes idées. De tous ces contacts, le plus ennuyeux est une expert-comptable de Zeist, qui a bien réussi socialement, avec des lunettes à monture d’acier et une poitrine énorme ; elle commence par m’expliquer ce qu’est un “audit”. Je fais un deuxième rendez-vous uniquement pour vérifier si elle vit effectivement dans le genre de grande maison au décor standard auquel je m’attends. Quand d’emblée je commence à la bécoter afin de ne pas perdre complètement ma soirée, elle glousse comme si elle trempait son gros orteil dans de l’eau froide – et puis me plante subitement sa langue jusque dans l’œsophage. Mais dès que je touche un bouton de son corsage, elle se met à surjouer les vierges effarouchées et me repousse. La plus sympathique est une veuve rousse, habitant Rotterdam, qui a continuellement des reflux gastriques – je l’aime bien, mais à la longue j’en viens à guetter le prochain petit rot et j’ai de plus en plus de mal à suivre ce qu’elle raconte sur son travail dans un centre d’accueil pour SDF. S’ajoute à cela une demi-douzaine d’autres. L’une d’entre elles éveille chez moi un intérêt plus durable – parce qu’à l’évidence c’est une menteuse. Sur le site presque chaque femme ment sur son poids et grâce à la Rotterdamoise je sais que pas mal d’hommes mentent sur leur taille. Mais ce spécimen appartient à une autre catégorie. Elle se prénomme Rionne, habite à Weesp ou dans les environs de Weesp, je ne le saurai jamais exactement, et lors de notre première rencontre, avec l’échange d’une première poignée de mains (à la gare de Hoofddorp, nous allons promener son chien quelque part dans les environs) je sursaute de frayeur au son de sa vilaine voix aigre, marquée en plus d’un accent de Twente défrisant. Un profil sur Internet ne vous prépare pas à une chose pareille ! Mais ce que j’ai pu voir dans ce profil et surtout à travers ses mails : elle fait tant de fautes d’orthographe que c’en est pénible, et il est peu vraisemblable qu’elle soit diplômée de l’enseignement supérieur. À la rubrique “formation”, elle a bien mentionné universitaire, mais après deux rencontres, qui se déroulent chaque fois loin de l’endroit où elle habite et travaille, je suis sûr que ça ne colle pas et que par conséquent elle n’a rien à faire sur un tel site. Avec un malin plaisir, chaque fois, j’amène doucement la conversation vers le chapitre “ville universitaire” ou simplement “études” et j’observe comment elle biaise, parfois s’embrouille, en ayant même l’idée que je la crois quand elle s’en tire par de vagues considérations. Voici donc ce qu’il en est, me dis-je, pendant que je l’observe et que je hoche la tête pour approuver un nouveau bobard : prenons l’exemple d’un quidam qui se prétend de sang bleu, il est inévitablement démasqué quand il se retrouve parmi de vrais nobles, de même c’est le sort du soi-disant diplômé du supérieur face à des gens de formation universitaire. Mais du jour au lendemain je me lasse d’elle également et je n’ai même plus l’envie de faire ce dont je m’étais réjoui à l’avance durant toute cette période : lui dire droit dans les yeux qu’elle est une tricheuse et que son imposture, je l’ai vue dès le début.