Extrait : My absolute darling

Auteur : Gabriel Tallent
Editeur : Gallmeister

My absolute darling

La vieille maison est tapie sur sa colline, avec sa peinture blanche écaillée, ses baies vitrées, ses frêles balustrades en bois envahies de sumac vénéneux et de rosiers grimpants. Leurs tiges puissantes ont délogé les bardeaux qui s’entremêlent désormais parmi les joncs. L’allée de graviers est jonchée de douilles vides tachées de vert-de-gris. Martin Alveston descend du pick-up et ne regarde pas Turtle qui reste assise derrière lui dans l’habitacle, il gravit le porche, ses chaussures militaires émettent un son creux sur les planches, un homme robuste en chemise à carreaux et jean Levi’s qui ouvre la porte vitrée coulissante. Turtle attend, elle écoute les cliquetis du moteur avant de lui emboîter en n le pas.
Dans le salon, une fenêtre est barricadée de feuilles de métal et de contreplaqué d’un centimètre clouées au chambranle, couvertes de cibles de tir. Les impacts sont si rapprochés, on croirait que quelqu’un y a plaqué un calibre 10 avant d’en exploser le centre ; les balles scintillent dans leurs trous défor- més comme l’eau au fond d’un puits.
Son papa ouvre une conserve de haricots Bush’s sur le vieux poêle et il gratte une allumette contre son pouce pour démarrer le feu qui grésille et se réveille lentement, sa flamme orange contre les murs sombres en séquoia, les placards en bois brut et les pièges à rats tachés de graisse.
À l’arrière de la cuisine, la porte n’a pas de verrou, rien que des trous en guise de poignée et de serrure, Martin l’ouvre d’un coup de pied et sort sur le porche à moitié terminé, les lattes disjointes peuplées de lézards des palissades et de mûriers parmi lesquels jaillissent des prêles et de la menthe sauvage, douce avec son étrange duvet et ses relents amers. Debout jambes écartées sur les lattes, Martin saisit la poêle où il l’a suspendue sur les bardeaux défaits a n que les ratons laveurs l’y lèchent et la nettoient. Il ouvre le robinet à l’aide d’une clé à molette rouillée et asperge la fonte, puis il arrache des poignées de prêle pour frotter les endroits encore sales. Il rentre, dépose la poêle sur la plaque du fourneau où l’eau crache et si e. Il ouvre le frigo vert olive dont l’ampoule a grillé et en sort deux steaks enveloppés dans un papier marron de boucher, il tire de sa ceinture son couteau Daniel Winkler et l’essuie sur sa cuisse avant d’embrocher chaque steak au bout de la pointe et de les lancer dans la poêle.
Turtle saute sur le plan de travail – des planches en séquoia rugueux, les clous entourés d’anciennes empreintes de mar- teau. Elle prend un Sig Sauer parmi les conserves jetées là et fait coulisser la glissière a n de voir le cuivre logé dans la chambre. Elle lève l’arme et se retourne pour voir sa réaction, il reste figé, une main sur les placards, il sourit d’un air fatigué sans lever les yeux.
À six ans, il lui avait en lé un gilet de sauvetage en guise de protection, lui avait conseillé de ne pas toucher aux douilles brûlantes et lui avait tendu une carabine Ruger .22, l’avait fait asseoir sur la table de la cuisine et empoigner l’arme dans un torchon roulé. Papy avait dû entendre les détonations à son retour du magasin de spiritueux car il était entré vêtu de son jean, de son peignoir en éponge et de ses pantou es en cuir ornées de petits glands, et il était resté planté dans l’embrasure de la porte et il avait lâché : “Nom de Dieu, Marty.” Papa était installé sur une chaise près de Turtle et il lisait Enquêtes sur les principes de la morale, de Hume, il avait retourné le livre sur sa cuisse a n de marquer sa page et il avait dit: “Va dans ta chambre, Croquette.” Et Turtle s’était éloignée dans l’escalier grinçant, dépourvu de rambarde et de contremarches, les planches taillées dans un tronc noueux de séquoia, les poutres de renforcement fendues et tordues par un mauvais séchage, leurs déformations repoussant peu à peu les clous hors des planches à nu et tendues presque jusqu’au point de rupture, les deux hommes silencieux en bas, Papy qui observait sa petite fille, Martin qui caressait du bout du doigt les lettres dorés sur le dos de son livre. Même à l’étage, sur son lit en contreplaqué et le sac de couchage militaire au-dessus d’elle, elle les entendait, Papy qui disait: “Nom de Dieu, Martin, c’est pas une façon d’élever une gamine” et Papa, qui n’avait rien répondu pendant un moment, lâchait: “C’est chez moi, ici, l’oublie pas, Daniel.”
Ils mangent leurs steaks dans un silence quasi total, une couche de sable se dépose au fond des grands verres d’eau. Un jeu de cartes est posé entre eux sur la table et un joker est dessiné sur la boîte. Un côté de son visage est tordu en un sourire fou, l’autre s’a aisse en un froncement de sourcil. Quand elle a terminé, elle repousse son assiette et son père la dévisage.
Elle est grande, à quatorze ans, une carrure maigrichonne et dégingandée, des jambes et des bras longs, des hanches et des épaules larges mais délicates, un cou long et nerveux. Ses yeux sont l’atout physique le plus frappant, bleus et en amande sur son visage trop mince, ses pommettes hautes et saillantes, sa mâchoire aux larges dents tordues – un visage laid, elle le sait, et inhabituel. Ses cheveux sont épais et blonds, des mèches entières pâlies par le soleil. Sa peau est constellée de taches de rousseur cuivrées. Ses paumes, la peau lisse de ses avant-bras et l’intérieur de ses cuisses sont veinés de bleu.