Extrait : La fantastique famille Telemachus

Auteur : Daryl Gregory
Editeur : JC Lattès

La fantastique famille Telemachus

MATTY

Matty Telemachus sortit de son corps pour la première fois durant l’été 1995, à l’âge de quatorze ans ; il serait toutefois plus juste de dire que son corps l’expulsa et expédia sa conscience dans les airs sur un geyser de désir et de honte.
L’instant d’avant, il était agenouillé dans un placard, une main moite posée contre la cloison crayeuse, l’œil droit dans l’alignement du trou situé à l’arrière d’une prise électrique démontée. De l’autre côté du mur, sa cousine Mary Alice et son amie blonde, blanche et potelée. Janice ? Janelle ? Sûrement Janelle. Les filles – toutes deux plus âgées que lui de deux ans, lycéennes, autant dire de vraies femmes – étaient couchées sur le lit côte à côte, appuyées sur leurs coudes, face à lui. Janelle portait un tee-shirt à paillettes, mais Mary Alice – laquelle avait annoncé l’année précédente qu’il fallait désormais l’appeler « Malice » – était vêtue d’une chemise en flanelle rouge trop grande qui tombait négligemment de son épaule. Le regard de Matty glissait dans l’échancrure béante du vêtement, suivait le renflement de chair qu’elle révélait et se perdait dans l’ombre. Il était presque sûr qu’elle portait un soutien-gorge noir.
Les deux adolescentes consultaient l’annuaire du lycée en se partageant les écouteurs du discman de Mary Alice, dont le câble pendait entre elles comme un bréchet de poulet. Matty n’entendait pas la musique, mais c’était sûrement un album qu’il ne connaissait pas ; quelqu’un qui se faisait appeler « Malice » n’aurait jamais toléré un groupe populaire. Une fois, elle l’avait surpris à fredonner une chanson de Hootie & the Blowfish et lui avait lancé un regard si méprisant qu’il s’en était étranglé.
Sa cousine avait visiblement décidé de le battre froid, et pourtant il détenait la preuve qu’avant elle l’aimait bien – un Polaroid de Noël sur lequel une Mary Alice souriante de quatre ans serrait dans ses bras bruns un nourrisson pâle qui n’était autre que Matty. Cependant, durant ces six derniers mois, depuis que le garçon et sa mère étaient revenus à Chicago pour emménager chez papy Teddy, elle lui avait à peine adressé la parole. Alors qu’ils se voyaient presque une semaine sur deux. Il essayait de se montrer aussi cool qu’elle et faisait semblant de l’ignorer. Jusqu’à ce que l’odeur de son chewing-gum et de ses cigarettes fasse une queue de poisson à la partie rationnelle de l’esprit de Matty et l’expédie contre un arbre sur le bas-côté.
De désespoir, il avait rédigé trois commandements à sa propre intention :

1. Si ta cousine est dans la même pièce, n’essaie pas de regarder dans sa chemise. Ça craint.
2. N’aie pas de pensées impures envers ta cousine.
3. Ne te tripote sous aucun prétexte en ayant des pensées impures envers ta cousine.

Ce soir-là, à ce moment précis, les deux premiers commandements furent abattus en plein ciel et le troisième se retrouva dans la ligne de mire. Les adultes – à l’exception d’oncle Buddy, qui ne sortait plus vraiment de la maison – étaient partis dîner en ville, manifestement dans un restaurant chic : sa mère avait revêtu sa jupe d’entretien d’embauche, oncle Frankie, en veston et polo de golf, ressemblait à un agent immobilier, et tante Loretta, la femme de Frankie, était moulée dans un costume pantalon lavande. Papy Teddy, lui, portait naturellement un smoking et le Chapeau – dans l’esprit de Matty, « Chapeau » prenait toujours une majuscule. Mais, pour l’occasion, cet uniforme avait été légèrement agrémenté de boutons de manchette en or, d’une pochette fantaisie et de sa montre la plus luxueuse – celle sertie de diamants. Il était prévu qu’ils rentrent tard et que les enfants de Frankie dorment ici. Ce dernier avait préparé plusieurs litres de jus de goji en poudre Go ! et posé cérémonieusement un billet de vingt dollars près du pichet avant de se tourner vers ses filles : « Je veux ma monnaie », avait-il ordonné à Mary Alice. Puis il avait désigné les jumelles. « Quant à vous, essayez de ne pas foutre le feu à la putain de baraque, d’accord ? » Visiblement, Polly et Cassie, sept ans, ne l’avaient pas écouté.
Théoriquement, oncle Buddy était responsable des enfants, mais ceux-ci se savaient livrés à eux-mêmes pour la soirée. Buddy vivait dans son propre monde, une planète à haute gravité qu’il ne quittait qu’avec beaucoup de difficulté. Il travaillait sur ses projets du moment, rayait les jours sur le calendrier du frigo à l’aide d’un pastel rose, et parlait le moins possible aux gens. Il n’aurait jamais ouvert la porte au livreur de pizza ; ce fut Matty qui, armé du billet, s’en était chargé, avant de déposer consciencieusement les deux dollars de monnaie au centre de la table.
Grâce à une chorégraphie parfaitement réglée, Matty avait réussi à doubler Janelle l’Intruse et les jumelles pour s’asseoir à côté de Mary Alice. Il avait ainsi passé le repas tout près d’elle, conscient de chaque centimètre qui séparait sa main de celle de sa cousine.
Buddy avait pris une part de pizza, avant de disparaître dans la cave. Et le gémissement aigu de la scie à ruban avait été, pendant des heures, le seul signe de sa présence. Célibataire, il avait toujours vécu ici, avec papy Teddy. Il se lançait régulièrement dans de nouvelles entreprises – démolition, planification, agrandissements – qu’il ne menait jamais à leur terme.
À l’image de la chambre à moitié construite dans laquelle était caché Matty.
Jusqu’à récemment, cette pièce et celle d’à côté faisaient partie d’un grenier partiellement aménagé. Buddy avait ôté l’isolation, fabriqué des placards, posé des lignes électriques, installé des lits dans les deux chambres… puis il était passé à autre chose. Techniquement, cette moitié du grenier était la chambre de Matty, mais de vieux vêtements occupaient encore la majeure partie du placard. Buddy semblait les avoir oubliés, tout comme les prises murales inachevées cachées derrière.
Matty, lui, n’avait pas oublié.
Janelle tourna une page de l’annuaire et éclata de rire.
— Oooh, c’est ton chéri ! s’exclama-t-elle.
— La ferme, répondit Mary Alice.
La façon dont ses cheveux noirs lui tombaient sur les yeux avait quelque chose d’époustouflant.
— Tu aimerais avoir son gros machin dans la bouche, hein ? insista Janelle.
Des crampes tenaillaient les cuisses du garçon, mais il était hors de question de bouger.
— Ferme-la, merde ! répéta Mary Alice.
Elle donna une bourrade à l’épaule de son amie. Janelle se laissa rouler sur elle en riant, et lorsque les deux filles se relevèrent, la chemise en flanelle avait glissé un peu plus, révélant une bretelle de soutien-gorge noire.
Non : une bretelle de soutien-gorge violet foncé.
Le Troisième Commandement, « Tu ne te toucheras point », se mit à crépiter et à fumer.
Vingt secondes fébriles plus tard, Matty se cambra comme si un fil brûlant le tirait en arrière. Un rugissement d’océan lui emplit les oreilles.