Extrait : Les Forêts de Ravel

Auteur : Michel Bernard
Editeur : La Table Ronde

Les Forêts de Ravel

Extrait du prologue

Le dimanche en fin d'après-midi, dans les années soixante, l'ORTF diffusait une émission au titre tendre et gai. Bons Baisers du temps jadis était un avatar culturel de la télévision du temps qu'elle prétendait montrer au peuple les gloires du génie français. Le réalisateur allait recueillir dans leurs demeures, vieux appartements parisiens du septième, du seizième ou du dix-septième arrondissement de Paris, manoir du Perche ou gentilhommière de l'ancien département de Seine-et-Oise, les témoignages de personnes d'un certain âge qui, autrefois, avaient bien connu tel écrivain, peintre ou musicien célèbres d'avant la guerre. Là avait vécu le grand homme ; il avait écrit sur ce bureau, peint ou sculpté dans cet atelier, pris ses repas sur cette table, dormi dans ce lit. On finissait par aller dans le parc ou le jardin aperçu derrière la fenêtre pendant l'entretien. On en faisait le tour sur les pas du témoin et du journaliste. Le grand homme aimait les roses, il les coupait lui-même, tout comme son bois, certains matins d'hiver, par hygiène. Il aimait ce cèdre au milieu de la pelouse et ce banc où il lisait le journal, adossé au mur chaud de soleil, la tête dans l'ombre de la glycine. Nos regards, suivant le mouvement de la caméra, remontaient l'allée entre les tilleuls, les rangées de buis et les colonnettes des balustrades, jusqu'aux nuages lents et légers sur l'horizon. C'était énigmatique et merveilleux, et ne servait à rien, sauf à refermer le coeur d'un enfant sur l'album de famille que ma mémoire feuillette maintenant.
C'est dans une des émissions de Bons Baisers du temps jadis que j'ai dû voir Céleste Albaret évoquer Marcel Proust. La fidèle servante, pauvre et sans famille, dévouée à la mémoire de l'écrivain, avait passé ses dernières années, de 1954à 1970, dans une maison mise à sa disposition par Édouard Ravel. Il avait ainsi trouvé un usage à la villa de Maurice, son illustre frère, inoccupée depuis la mort du musicien, avant que les Musées nationaux, légataires du bien, n'en confient l'entretien à la ville de Montfort-L'amaury. L'émission avait été tournée dans un des petits salons de Maurice Ravel, près d'une de ces fenêtres d'où l'on apercevait les pâtures de la côte d'en face et le sombre ourlet de la forêt de Rambouillet. Là avait été recueilli le témoignage de la vieille dame, et c'est là que je l'ai entendue causer, avec l'accent de sa campagne, de l'écriture d'A la recherche du temps perdu et des tourments et manies de son auteur.
Ces vieux logis parcimonieusement éclairés par les écartements des rideaux, ces parcs avec leurs buis pointus et carrés, leurs grands arbres aux ramures imprimées sur le ciel, et, sous les pas des promeneurs invisibles, le bruit des graviers, me parlaient de mes grands-parents et de leur maison, la villa Marguerite, villégiature décatie à flanc de colline au-dessus de Bar-le-Duc. Enfant, j'y passais les vacances, entre les bois et les champs, et la lucarne du grenier. Dans la salle à manger, suave et précis, le carillon saluait chaque heure de quelques notes de l'Ave Maria de Gounod. Il était beaucoup moins fort que le coq. Par intermittence, son chant traversait la maison comme gicle dans l'ombre de l'atelier un trait de cuivre en fusion. A tous, au voisin là-bas qui taillait ses groseilliers, à la grand-mère qui montait le sentier, le cabas à la main, au facteur qui poussait son vélo, et à la côte entière, il donnait la force et le courage du jour. L'égosillement du petit animal rendait heureux jusqu'aux os. En juillet, le Te Deum de Charpentier nous ralliait devant le poste de télévision pour la retransmission de l'étape du Tour de France. J'entendais, depuis le jardin, selon les mouvements de l'air, les vastes et fusants lambeaux du son des trompettes, pareils à des linges (...)