Extrait : Etouffements

Auteur : Joyce Carol Oates
Editeur : Points

Etouffements

Donnez-moi votre coeur

Cher docteur K*,
Que de temps a passé, n'est-ce pas ! Vingt-trois ans, neuf mois et onze jours.
Depuis la dernière fois où nous nous sommes vus. Depuis la dernière fois où vous m'avez vue, «en costume d'Ève» sur vos genoux nus.
Docteur K* ! Cette formule protocolaire ne se veut pas une flatterie, encore moins une moquerie... comprenez-le, je vous en prie. Je ne vous écris pas au bout de tant d'années pour solliciter de vous une faveur déraisonnable (je l'espère), ni pour poser des exigences, mais simplement pour vous demander si, à votre avis, je dois en passer par les formalités fastidieuses d'usage pour espérer être l'heureuse bénéficiaire du plus précieux de vos organes, à savoir votre coeur. Si je puis compter recueillir ce qui m'est dû, au bout de tant d'années.
J'ai appris que vous, le célèbre Dr K*, aviez généreusement signé un «testament de vie» faisant don de vos organes à ceux qui en auraient le besoin. Pas question d'obsèques démodées et égoïstes pour le Dr K*, pas d'enterrement dans un cimetière ni même de crémation. Toutes mes félicitations, docteur K* ! Mais je ne souhaite que votre coeur, pas vos reins, votre foie ni vos yeux. A ceux-là je renonce bien volontiers afin que d'autres, plus nécessiteux, en bénéficient.
Naturellement, je compte présenter ma demande comme le font les autres, dans des situations médicales similaires à la mienne. Il ne saurait être question de favoritisme. Cette demande serait faite par l'entremise de mon cardiologue. Femme blanche de sexe féminin, la quarantaine, séduisante, intelligente, optimiste en dépit d'un coeur dysfonctionnel, en parfaite santé à tout autre égard. Aucune allusion ne serait faite à nos anciennes relations, du moins de mon côté. Mais vous, cher docteur K*, en votre qualité de donneur potentiel, pourriez certainement indiquer vos préférences ?
Tout cela serait révélé à votre mort, docteur K*, je le précise. Naturellement ! Pas un instant plus tôt.
(Sans doute ne vous êtes-vous pas avisé que vous étiez destiné à mourir bientôt ? Avant la fin de l'année ? Dans un accident qui sera qualifié de «tragique» et d'«inattendu» ? Une conclusion «ironique», «abominable» à une «brillante carrière» ? Je regrette de ne pouvoir vous préciser davantage les lieu, date et circonstances ; ni même si vous mourrez seul ou avec un ou deux membres de votre famille. Mais telle est la nature des accidents, docteur K*. Ils prennent par surprise.)
Ne froncez donc pas les sourcils ! Vous êtes encore un homme séduisant et vous en tirez encore vanité, en dépit de vos cheveux gris clairsemés, que, comme d'autres hommes vaniteux dans votre situation, vous vous êtes mis à coiffer de biais sur le dôme brillant de votre crâne, vous imaginant que, puisque vous ne voyez pas ce stratagème dans la glace, les autres ne le voient pas non plus. Mais moi, je vois.