Le Monde selon Garp

L’endroit le plus mystérieux que, dans son enfance, Jenny avait eu le loisir d’explorer seule était la cave, où était enfermée la grande jarre de grès que tous les lundis on remplissait de palourdes. Le soir, la mère de Jenny saupoudrait les palourdes de farine, et, chaque matin, on les rinçait à l’eau de mer au moyen d’un long tuyau qui plongeait directement dans la mer et aboutissait au sous-sol. À la fin de la semaine, les palourdes avaient dégorgé leur sable, elles étaient grasses et devenaient trop grosses pour leurs coquilles, et leurs énormes cous obscènes ballottaient dans l’eau de mer. Tous les vendredis, Jenny aidait la cuisinière à les trier ; celles qui étaient mortes ne rétractaient pas le cou quand on les touchait.
Jenny réclama un livre sur les palourdes. Elle lut tout ce qu’il y avait à lire sur le sujet : comment elles se nourrissaient, se reproduisaient, se développaient. Il s’agissait de la première créature vivante dont elle comprenait tout – la vie, les mœurs sexuelles, la mort. À Dog’s Head Harbor, les êtres humains n’étaient pas accessibles à ce point. À l’hôpital, Jenny Fields avait le sentiment de rattraper le temps perdu ; elle découvrait que les gens n’étaient guère plus mystérieux, ni plus séduisants, que les palourdes.
« Ma mère, écrirait Garp, n’était pas du genre à faire des distinctions subtiles. »