Madame Bâ

Auteur : Erik Orsenna
Editeur : Le Livre de Poche

Quand un virtuose de la langue française doublé d'un amoureux fou de l'Afrique raconte la vie d'une institutrice du Mali aux prises avec d'hilarantes histoires et avec le tragique de l'Histoire.

8,10 €
Parution : Mars 2005
512 pages
ISBN : 978-2-2531-1246-4
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Extrait

Monsieur le Président de la République française, J’ai bien réfléchi : notre ancêtre est un oiseau. « Ô serefana ni yéliné gna », comme nous disons, nous autres Soninkés.
Je me suis éloignée du village, j’ai marché entre les pousses de mil, j’ai posé les deux mains sur ma tête pour me protéger du soleil, j’ai froncé les sourcils pour m’étirer le cerveau et j’en suis arrivée à cette conclusion : celui qui ne remonte pas aux siècles lointains des ailes ne comprend rien à notre histoire.

Evidemment, je pourrais farfouiller encore plus haut dans les souvenirs.

Au commencement était la mer, qui recouvrait l’Afrique.

Au commencement était le désert, quand la mer se retira.

Une origine est toujours la fille d’une origine plus ancienne.

Mais j’ai pitié de vous.

Je vous connais. A la télévision je vous ai vus nous rendre visite, pauvres présidents. J’ai constaté que vous possédiez tout, sauf le loisir. Tout, motards, Mercedes, hôtesses d’accueil et climatisation. Tout, sauf la liberté d’aller tranquillement chasser la vérité jusque dans les époques les plus reculées. A peine arrivés quelque part, déjà de l’index vous tapotez sur le verre de votre Rolex platine. Déjà votre aide de camp vous murmure à l’oreille la litanie des prochains rendez-vous. J’en viens donc au fait. Je brûle les étapes. Je les incendie, même.

Au commencement était l’oiseau. L’oiseau volant où bon lui semble. Oublions la mer et le désert, oublions, pour l’instant, le fleuve Sénégal qui se mit un beau jour à couler de la montagne secrète Fouta-Djalon. Au commencement était l’oiseau. L’oiseau libre de jouer avec les saisons. Quand le froid se glisse sous mes plumes, je gagne le Sud. Quand le printemps revient au Nord, j’y retourne.

Alors l’exemple des oiseaux entra dans l’aˆme des hommes à peau noire. Nos peuples portent des noms qui sonnent dans l’air comme ceux des oiseaux : Peuls, Mandingues, Toucouleurs, Soninkés, Bagadais, Tounacos, Barbicans... Et nos langues se rapprochent de leurs chants.

Comme eux, nous aimons la liberté, parcourir la planète.

Comme eux, nous fuyons la douleur, autant que faire se peut, nous cherchons la douceur.

Comme eux, nous avions des ailes. Hélas, nos ailes sont tombées. Il nous reste la marche.

Monsieur le Président de la République française des armes, des lois et des aéroports, j’ai, par la présente, le très respectueux et obéissant honneur de timidement mais résolument contester vraiment la décision de votre dame Consule Générale adjointe de Bamako, Mme (non mariée) Gabrielle Lançon, qui, par une signature tarabiscotée, en date du 17 septembre 2000, a refusé ma demande (urgente) de visa.

Je sais bien que j’aurais dû plutôt saisir la commission instituée par le décret no 2000-1093 du 10 septembre 2000 et qu’aux termes de l’article premier de ce décret cette saisine est «un préalable obligatoire à l’exercice d’un recours contentieux, à peine d’irrecevabilité de ce dernier ».

Je sais bien. Mais le temps presse. Mon petit-fils a besoin, un besoin vital, de moi. Je dois le rejoindre en France, sans tarder. D’ou` mon appel direct à vous. Oh, oh, s’étonnera forcément, pressentant l’embrouille, le conseiller chargé, en votre palais, d’ouvrir à votre place le volumineux courrier qui vous est adressé. Oh, oh, comment une banale Africaine, institutrice, région de Kayes (Mali du Nord-Ouest), a-t-elle aussi précise connaissance de notre jungle juridique ? A cette interrogation légitime, je répondrai par les nom et qualité de mon conseil, le jeune et timide mais si savant Me Benoît Fabiani, avocat voyageur inscrit aux deux barreaux de Paris et Bamako. C’est lui, Blanc cent pour cent comme vous, le porte-parole de ma vérité. Chaque matin, depuis un mois, j’entre à huit heures précises dans son bureau, m’assieds sur son fauteuil (collant) de faux cuir et commence ma chanson colérique. Malheureux Me Benoît ! Tel l’infatigable chasseur de papillons, il court l’espace à la poursuite de mes paroles. Une fois capturées, il les aligne en phrases correctes et les pique sur le papier officiel. Tel le villageois bataillant contre la crue de son fleuve, il lutte pied à pied contre mes débordements, il m’entoure de digues fragiles pour me garder dans mon lit, m’obliger à suivre mon propos, et rien que lui. Tel le mari parfait, à l’infinie patience, il doit supporter mes récriminations d’auteur : tu rabotes ma spontanéité ! tu trahis ma complexité de femme ! Qu’il soit remercié et lavé de tout faux procès !

Je, soussignée Marguerite Bâ suis, Monsieur le Président de la République française, seule responsable du recours gracieux qui va suivre.

Depuis un mois, ce document précieux ne me quitte pas. Je le porte contre moi comme la lettre d’un amoureux secret. Ou je le brandis devant mes yeux pour qu’ils l’apprennent par cœur, encore et toujours, le gravent dans ma mémoire. La nuit, il accompagne toutes mes visions. Si je rêve qu’un bateau blanc vient me chercher, le formulaire 13-0021 volette autour de moi comme une tourterelle annonciatrice de bonne nouvelle. Et si je vois mon petit-fils allongé dans un hôpital, le formulaire l’évente ainsi qu’une palme bienveillante. Je l’ai recouvert de plastique, pour ne pas le tacher. Il ne manquerait plus que ça : de la graisse, une bavure de café sur la belle page bicolore blanc/marron pâle. Je ne veux dénoncer personne, mais j’en ai vu, des 13-0021 maltraités, des froissés, des demi-déchirés, des franchement dégueulassés. La chère consule générale adjointe en avait des haut-le-cœur, rien qu’à les parcourir. Aucun risque de ce genre avec moi. Je le respecte, cet imprimé, je vous le jure, je le vénère, autant que mon livret de famille. Je sais trop ce qu’il représente : la clé d’entrée dans votre beau pays, celui de Molière, Victor Hugo et Charles de Gaulle.

Bien sûr, le plus simple serait de se rencontrer. Incognito. A l’endroit le plus pratique pour vous. Pourquoi pas une très discrète salle de transit en votre aéroport de Roissy ? Des amis m’ont raconté comment ça se passait à l’arrivée de l’avion. Dès l’ouverture des portes, on sépare le bon grain de l’ivraie. A droite, une file pour les Blancs. A gauche, une file pour les Noirs. La file de Blancs avance à belle allure. Normal. Ils sont chez eux. Bon retour au pays, monsieur blanc, madame blanche. On dirait que les policiers leur ouvrent les bras, comme s’ils étaient de la famille. Peut-être que tous les Blancs ont des policiers dans leur famille. Pendant ce temps-là, les peaux plus foncées patientent, interminablement. Tandis que d’autres policiers, ou peut-être des diamantaires déguisés en policiers, examinent à la loupe, aidés par des lampes spéciales à ampoule rouge, les documents crasseux qu’on leur a présentés.

Je pourrais me trouver là, dans la ligne qui piétine. Au lu de mon nom, deux solides gaillards me mèneraient vers vous. On me prendrait pour une tricheuse, une faux-papiers. Qu’importe. Je suis prête à tout abandonner pour rejoindre mon petit-fils en danger, même ma fierté.

Je me présenterais à vous. J’approcherais doucement ma bouche de votre oreille. Je vous donnerais les vraies nouvelles du continent pauvre. Pas celles que vous envoient les gens chargés de vous renseigner. Ces gens à ont peur. Ils veulent conserver leurs salaires détaxés. Ils gardent pour eux les informations inquiétantes, celles que vous seriez furieux d’entendre. Il paraît que je suis dérangée. Qu’une telle entrevue secrète, M. le Président/Mme Bâ, n’existera jamais que dans les espérances d’une folle. Dommage, dommage.

Revenons au cher 13-0021.

Croyez-moi, j’aurais préféré vous économiser du temps et ne répondre que par trois mots maximum aux questions que, très légitimement, votre administration me pose. Mais comment puis-je vous faire comprendre la respectabilité de notre famille sans évoquer l’histoire du crocodile ? Or je consulte et reconsulte le début de votre beau formulaire gratuit et ne trouve aucune demande d’information concernant notre tana, notre animal interdit.

Sans cette connaissance primordiale, toutes les autres données que je pourrais scrupuleusement vous fournir, nom patronymique, prénoms, date et lieu de naissance, n’auraient pas plus de sens que des syllabes jetées au vent par quelque ivrogne amnésique.

Que sauriez-vous de moi si je me contentais de l’état civil et de sa maigre exactitude : je m’appelle Marguerite Dyumasi, épouse Bâ, née le 10 août 1947 à Médine, cercle de Kayes ?

Il vous manquerait l’essentiel, ma relation familiale avec le patriarche Abraham, les pouvoirs nyama de ma caste des Nomous, les folies incontrôlables de mon fleuve Sénégal et bien d’autres révélations propres à vous éclairer sur la nature véritable de cette Africaine qui se présente à vous, fille, femme, mère et grandmère. Comment, sans me connaître, pouvez-vous décider de me fermer ou de m’ouvrir les portes de la France ?

Quant à mon sexe (rubrique n°004), comment le résumer à une simple croix griffonnée dans le carré M ou F ? Comme la suite vous le prouvera, il garde en lui des mystères qui débordent largement ces classifications sommaires.

La vie est une, Monsieur le Président. Qui la découpe en trop petits morceaux n’en peut saisir le visage. Que sait du désert celui qui ne regarde qu’un grain de sable ? Au fait, me répète mon avocat-scribe, au fait, madame Bâ, je vous en supplie ! Vous croyez que la République française n’a que cette seule préoccupation : prêter l’oreille aux plaintes d’une obscure demandeuse de visa ? Evidemment, il a raison. Je ne dois pas me laisser entraîner par le courant des mots. Il faut vous dire que je suis née sur les bords du Sénégal. Les habitants du fleuve n’ont pas de frein dans leur tête. Je vais faire mon possible. Je vous promets la brièveté. Enfin, toute la brièveté compatible avec la vérité soninkée,celle qui vient des oiseaux.

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