Les femmes sont des guitares (dont on ne devrait pas jouer)

Auteur : Clemens Setz
Editeur : Chambon
Sélection Rue des Livres

Dans une clinique pour personnes mentalement déficientes, la jeune Natalie devient la soignante d'Alexander, un malade difficile qui ne se déplace qu'en chaise roulante. Chaque semaine, Christoph lui rend visite, celui-là même dont il a détruit la vie en le poursuivant de son amour, avec une telle violence que la femme de Christoph s'est suicidée. Ces visites régulières sont-elles l'expression de sa pitié ou bien, comme le soupçonne Natalie, les prémisses d'une vengeance à venir ? Héroïne inoubliable : insolente, libre, borderline et attachante, Natalie devient la spectatrice d'une fascinante mise en scène où le sadisme touche à l'ingéniosité. Une plongée dans l'univers étrange et inquiétant, méchamment drôle et terriblement intelligent, du surdoué Clemens J. Setz.

Traduction : Stéphanie Lux
27,80 €
Parution : Août 2017
992 pages
ISBN : 978-2-3300-8157-7
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Extrait

– Suivez ce ballon !
Le chauffeur de taxi suivit des yeux le bras tendu de Natalie. Effectivement, on apercevait une montgolfière au bout de son doigt : une goutte d’eau inversée de la taille d’un dé à coudre se détachait sur le ciel sans nuages de la périphérie, le logo d’une entreprise apparaissant sur son enveloppe extérieure.
Natalie laissa retomber son bras. Elle ne savait pas comment le chauffeur allait réagir. Son cœur battait la chamade, tout pouvait encore rater. Le visage du taxi restait impassible.
C’était le dernier jour de sa formation, et Natalie avait superbement loupé le réveil. Au fond, elle avait fini, elle avait rendu tous ses devoirs de spécialisation, réussi tous ses examens, le diplôme était à elle, il serait désormais accolé à son nom, et personne ne piquerait une crise si elle ne se présentait pas à la fête de fin d’études. Mais elle s’en faisait une joie depuis des semaines : Red Bull avait organisé pour toutes les formatrices et diplômées des formations d’auxiliaires pour personnes handicapées du pays une joyeuse journée montgolfière, à laquelle étaient évidemment conviés tous leurs anciens protégés, deux ballons spéciaux seraient équipés de nacelles adaptées aux personnes à mobilité réduite. Et Natalie avait trois heures de retard. Trois heures et demie.
Ce qui n’empêchait pas le chauffeur de taxi de prendre tout son temps pour digérer l’information. Natalie commençait à le détester, à détester ses épaules, ses cheveux blancs comme neige – mais il démarra soudain, sans poser d’autre question. Natalie se laissa retomber sur son siège, attacha sa ceinture et applaudit silencieusement, un sourire aux lèvres. Elle avait réussi ! Tout reprenait son cours normal. Elle avait envoyé onze candidatures la semaine dernière, elle était en contact avec le monde. Peut-être pourrait-elle encore voir les ballons de près, ces superbes constructions sphériques dont le spectacle vous rendait intérieurement plus rond, plus accompli. Ce serait une belle journée, finalement !
Mais le chauffeur se mit à parler. Il ne savait pas comment faire, dit-il. Il voulait bien l’emmener où elle voulait, mais le ballon... Il prononçait ce mot en accentuant la première syllabe. C’était assez pour donner à Natalie l’envie de le gifler. La musique qui résonnait dans sa tête se tut. Elle se pencha en avant.
– Je vais descendre ici, dit-elle.
– Vous avez adresse ?
Non, elle l’avait oubliée. Être bien préparée, avoir toutes les
infos nécessaires, ce n’était pas vraiment le principe quand on avait trois heures de retard, non ? Imbécile.
– Tant pis, dit-elle. Je voudrais descendre ici.
Le chauffeur poussa un soupir et arrêta la voiture. Ils n’étaient pas allés bien loin.
– J’espérais qu’on sortirait au moins de la ville. Comme ça, sans poser de questions.
C’était trop tard. Il avait tout gâché.
– Vous voulez je vous amène ? Sortie de ville ? Pas d’problème. Mais le bállon...
Le chauffeur désigna l’objet flottant au loin d’un geste étrangement digne.
– Ballón, le corrigea Natalie, s’efforçant de ne pas se laisser déstabiliser par la moustache foncièrement honnête du chauffeur de taxi, blanche comme neige elle aussi, qui chatoyait sous son nez. Tenez. Gardez la monnaie.
Elle lui donna un billet de cinq euros, ce qui couvrait largement leur court trajet. Il la remercia en secouant la tête, le billet dans la main, l’air d’avoir perdu toute foi en – non, constata Natalie, sa foi en l’humanité était intacte. Là, ça se voyait à sa nuque. Il parlait sûrement tout un tas de langues. Elle descendit du taxi, passablement déprimée.
C’était trop tard, de toute façon. Trois heures et demie. Elle avait pris un myorelaxant la veille, et elle avait trop bien dormi. Elle traversa la rue dans une chaude bourrasque d’été. Elle sentait une certaine nervosité monter en elle, elle avait une drôle de sensation dans les mains, dans le bout des doigts, une sensation auresque – c’était son mot, depuis l’enfance, pour décrire l’état qui annonçait habituellement une crise de grand mal. Aura, auresque. Comme si on se trouvait dans un rapport désagréablement dense, intime et brûlant avec son environnement. (Tu te sens auresque ? lui demandait sa mère, et Natalie hochait la tête d’un air hébété.) Mais sa dernière grande crise remontait à onze ans.
Mon Dieu, sortir de la ville sans poser de questions – le chauffeur de taxi aurait quand même pu lui faire ce plaisir, non ? Misérable citoyen du monde. Pas étonnant que ses cheveux et sa barbe soient tout blancs. Il était en dehors de toute réalité. Comme il n’y avait rien d’autre pour lui indiquer une quelconque direction, elle continua à marcher vers le ballon, à plusieurs kilomètres de là. Elle imagina quelle avait pu être la vie du chauffeur de taxi dans son pays d’origine. Car ils avaient tous un pays d’origine, en fait.

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