Les Oeuvres de miséricorde : Fictions et réalité - Prix Décembre 2012

Auteur : Mathieu Riboulet
Editeur : Editions Verdier

Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts: tels sont les impératifs édictés par l'Eglise sous le nom d'Oeuvres de miséricorde que le Caravage a peint dans un tableau qui porte ce titre, et dont ceux qui, nés en culture chrétienne, qu'il le sachent ou non, sont censés être imprégnés. Cette injonction morale, l'écrivain l'a mise à l'épreuve de son expérience - réelle ou imaginaire. " Je suis resté longtemps prisonnier du sentiment flottant, informulé selon lequel l'Allemagne était infréquentable. Je n'étais pas guidé par une idée, un ressentiment moins encore, mais, de fait, chez moi on n'allait pas en Allemagne...
Maintenant, je veux serrer dans mes bras le corps d'un de ces hommes que l'Histoire longuement m'opposa, le corps d'un homme allemand. Je vais donc à Cologne par un beau jour de mai, et je fais cela qui, pour un Français, a son pesant de sens : coucher avec un Allemand... J'ai cherché par là à comprendre comment le Corps Allemand, majuscules à l'appui, après être entré à trois reprises dans la vie française sans demander d'autorisation (1870, 1914, 1939), continue à façonner certains aspects de notre existence d'héritiers de cette histoire. Chemin faisant, j'ai également rassemblé divers éléments de fiction individuelle et de réalité collective, pour la plupart " impensables ", afin de tenter d'y voir un peu plus clair dans les violences que les hommes s'infligent- individuelles, sociales, sexuelles, historiques, guerrières, massivement subies mais de temps à autre, aussi, consenties -, dont l'art et la sexualité sont le reflet et parfois l'expression, et de les lier du fil de cet impératif de miséricorde qui fonde notre culpabilité puisqu'il est, de tout temps et en tous lieux, battu en brèche." M.R.

14,00 €
Parution : Août 2012
160 pages
ISBN : 978-2-8643-2687-8
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Extrait

Je suis resté longtemps prisonnier du sentiment flottant, informulé selon lequel l'Allemagne était infréquentable. Je n'étais pas guidé par une idée, un ressentiment moins encore, mais, de fait, chez moi on n'allait pas en Allemagne, tout au plus la traversait-on hâtivement pour se rendre au Danemark, en Pologne, pour rentrer de Hongrie. Maintenant que plus de la moitié de ma vie est faite, je me dis qu'il est temps d'aller voir ce grand morceau d'Europe qui se déroule du Rhin à l'Oder, des Alpes à la Baltique, d'aller voir les hommes qui le peuplent, en rêvent, y pensent, en vivent. Je veux serrer dans mes bras le corps d'un de ces hommes dont je ne parle pas la langue, le corps d'un de ces hommes que l'Histoire longuement m'opposa, le corps d'un homme allemand. Je vais donc à Cologne par un beau jour de mai, c'est tout près, on n'est même pas obligé de passer le Rhin, et je fais cela qui, pour un Français, a son pesant de sens : coucher avec un Allemand. Ce fut facile et doux. Ensuite de quoi je décidai que j'aimais l'Allemagne et les Allemands : on ne peut pas toujours dire que seuls le malheur et la mort franchirent jamais le Rhin.

Toucher un corps n'est pas un geste facile, il l'est même si peu qu'on l'a dépouillé de la pensée pour en faire un automatisme. Seuls les insensés, les assassins et les amants suspendent un instant leur mouvement avant d'atteindre l'autre. Se donner le temps du regard, s'accorder le temps de la pensée, puis poser la main en ayant tout choisi - le lieu, le moment et le geste -, cela m'est arrivé avec le corps allemand. Mais, je me demande aussi comment on se prend quand on se propose de s'entretuer. D'un geste de guerrier ?

J'ai levé mon bras gauche, posé ma main sur sa nuque, l'ai senti campé, plein et fort, immobile. Je me suis ainsi doucement arrimé. Puis, dans la souplesse soudaine des muscles de son cou j'ai senti notre entente se mettre en place. Alors sa main gauche, allemande, sur ma nuque à son tour s'est fermée, halant vers le sien mon corps français délié de crainte, mes lèvres sont allées se nicher sur les siennes, et ma main droite juste au-dessous de sa clavicule gauche, là où les hommes pleins donnent la mesure exacte de leur consistance. J'avais un fort désir de structure affirmée, de grands os et d'ancrage que ce geste combla. Quittant sa nuque, ma main gauche, à travers le tissu fin de sa chemise, parcourut lentement ses vertèbres, entraînant comme un réflexe un mouvement analogue de ses doigts sur mon dos, et cette lente exploration me livra les premières clefs, attendues, de la curieuse et savante construction devant laquelle je me tenais. Allemande. Ce garçon habillé est déjà nu pour moi, vêtu de mon désir.

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