De la fabrication des fantômes

Aujourd'hui, il est le roi de la fête. Il a cent ans. Sous ses yeux fatigués s'agite sa famille, sa descendance.
Tous des étrangers. Sauf Lucie, belle, insolente, de l'effronterie avec des traces de cruauté dans le regard.
Elle n'a jamais eu peur de lui, il le sait. Elle connait pourtant la terreur qu'il inspire à tous, cette histoire d'ogre, de passe-muraille, de chats mangés vifs.
Mais il faut qu'elle sache. Alors elle le traîne sur les lieux du drame, trente-sept ans plutôt. Ce sera son cadeau d'anniversaire.
Le voilà debout, immobile dans la petite pièce, face au mur sur lequel demeurent encore écrits au crayon gris des mots épars, à peine des vestiges. Son bras se lève et, d'un geste lent d'abord, puis de plus en plus maitrisé, il recompose les phrases maintenant disparues qui font remonter à sa mémoire le moment où tout a basculé.
Derrière lui, Lucie, médusée, l'observe, s'impatiente, mais elle ne saura rien.
Avec ce vigoureux troisième roman, Franck Manuel explore les ressorts de la fabrication des fantômes, de tous les fantômes, de leur texture et de leur vaporeuse matière, de ces êtres fugitifs nichés au coeur du souvenir ou incrustés dans la mémoire, spectres intrusifs dont le poudroiement tour à tour empoisonne la vie ou la rend mieux supportable, mais qui toujours nous rappellent à notre solitude.