Extrait : La Mer, le matin

Auteur : Margaret Mazzantini
Editeur : Robert Laffont

La Mer, le matin

Farid et la gazelle

Farid n'a jamais vu la mer, il n'a jamais mis les pieds dans l'eau.
Il se l'est imaginée des milliers de fois. Piquée d'étoiles comme le manteau d'un pacha. Bleue comme le mur bleu de la ville morte.
Il a cherché les coquillages fossiles enfouis depuis des millions d'années, au temps où la mer recouvrait le désert. Il a poursuivi les poissons lézards qui nagent sous le sable. Il a vu le lac salé, le lac amer et les dromadaires couleur d'argent qui avancent tels des navires de pirates usés. Il habite dans l'une des toutes dernières oasis du Sahara.

Ses ancêtres appartenaient à une tribu de Bédouins nomades. Ils s'arrêtaient dans les oueds, ces lits de fleuve recouverts de végétation, et ils montaient leurs tentes. Les chèvres allaient paître, les femmes cuisinaient sur les pierres brûlantes. Ils n'avaient jamais quitté le désert. Ils se méfiaient un peu des gens de la côte, marchands, corsaires. Le désert était leur maison, ouverte, sans limites. Le désert était leur mer de sable. Tacheté de dunes comme le pelage d'un jaguar. Ils ne possédaient rien. Rien que des traces de pas que le sable bientôt effaçait. Le soleil faisait glisser les ombres. Ils étaient habitués à résister à la soif, à se dessécher comme des dattes, sans mourir. Un dromadaire leur ouvrait la voie, une ombre longue et tordue. Ils disparaissaient au milieu des dunes.
Nous sommes invisibles aux yeux du monde, mais pas à ceux de Dieu.
Ils se déplaçaient avec cette pensée au coeur.
L'hiver, le vent du nord qui soufflait sur l'océan minéral desséchait les burnous de laine qu'ils portaient, la peau se racornissait sur les os comme celle des chèvres sur les tambours. Des malédictions ancestrales tombaient du ciel. Les creux de sable étaient des lames et l'on se blessait à vouloir toucher le désert.
Les vieux étaient enterrés là où ils mouraient. Abandonnés au silence du sable. Les Bédouins repartaient, lignes d'étoffes blanches et indigo.

Au printemps naissaient de nouvelles dunes, rosées et pâles. Des vierges de sable.
Le ghibli en feu approchait, escorté par le gémissement rauque d'un chacal. Comme des esprits voyageurs, de petits tourbillons de vent plissaient çà et là la surface du sable. Puis des rafales rasantes, aussi affilées que des cimeterres. Une armée ressuscitée. En un rien de temps le soulèvement du désert dévorait le ciel. La frontière avec l'au-delà n'existait plus. Les Bédouins se recroquevillaient sous le poids de cette tempête grise, s'abritaient derrière le corps des animaux tombés à genoux comme sous la chape d'une immémoriale condamnation.