Extrait : Le dernier fleuve

Auteur : Hélène Frappat
Editeur : Actes Sud Editions

Le dernier fleuve

1
Impossible d’aller plus loin.
Depuis des jours, Mo portait son petit frère sur son dos.
Chaque fois que le corps de Jo glissait sur ses épaules et ses hanches, Mo se recroquevillait pour retenir la chute de l’enfant.
À les voir ainsi enlacés, dans la lumière indécise du crépuscule, on aurait pu imaginer un animal bossu soutenant sa coquille sur deux pattes frêles. Mais dans cette plaine isolée, au bout du monde, personne ne vit la créature à deux têtes se disloquer et déposer, doucement, sa bosse engourdie sur le sol.
— On est arrivés ?
Au début du voyage, Mo avait cherché à distraire son frère de l’épuisement et de la faim.
— Après le neuvième arbre creux.
— Quand le nuage pointu aura rattrapé le nuage rond qui court en tête.
— À la première maison.
Mais Jo savait compter jusqu’au cinquième doigt de la main ; le ciel bleu chassait brusquement les nuages ; et aucune maison, depuis des jours qu’ils marchaient, ne s’était profilée à l’horizon.
Juste avant que le ciel d’un blanc mat ne devînt noir, Mo distingua une masse obscure dont les angles se détachaient nettement en lisière des arbres. Il décida que l’endroit sombre, dont il ignorait la nature hostile ou hospitalière, serait leur refuge pro- visoire. Il guida Jo en direction de la forme incon- nue qui s’était dissoute dans l’ombre.
Son bras gauche tendu devant lui – l’autre sou- tenait à grand-peine son frère – buta contre un obstacle en pierre. Ils venaient de rencontrer leur première maison. (Quand s’étaient-ils mis en route ? Mo avait perdu le compte des jours qui excédaient plusieurs dizaines.) Puis sa main s’enfonça dans le vide. Leur refuge pour la nuit était une ruine. La main glissa contre les pierres inégales jusqu’à ce qu’elle rencontre un plus grand vide : un trou, une porte. Alors Mo prit Jo dans ses bras pour lui faire franchir l’ouverture béante, lentement, pieds levés très haut, comme s’ils s’apprêtaient à pénétrer dans une grotte inquiétante.
— O-oh !
La voix de Jo résonna et se perdit à travers l’ombre. Les pas des enfants ne faisaient aucun bruit sur le sol jonché d’herbe ou de foin. Instinctivement, les frères levèrent la tête. Là-haut, au-dessus de leurs têtes, ils virent non les morceaux épars d’un cri, mais le spectacle familier des étoiles, en partie dis- simulé par les vestiges d’un toit. Mo entraîna Jo en direction du coin le plus obscur, qu’aucune étoile n’éclairait. Il s’accroupit. Sa main fouilla le sol. Enfin il allongea son petit frère, retenant sa nuque afin de déposer sa tête en dernier.
— J’ai faim.
— Demain on trouvera à manger.
La nuit dérobait le visage de Jo. Sa respiration rapide, bruyante, peu à peu s’apaisa. La confiance avec laquelle Mo sentait le petit corps se détendre et s’abandonner au sommeil le bouleversa.
— La chanson...
Comme tous les soirs, Mo murmura à l’oreille de son frère la berceuse que depuis le début du voyage, avant peut-être, il chantait dans la langue que les frères s’étaient inventée. À moins que quelqu’un ne la leur ait transmise, à une époque et en un lieu qu’ils avaient décidé d’oublier.
mo-ja-ri na-me-no mo-ja-ri i-me-no ma-na-ri mo-ja-ri na-me-no
Sans attendre les trois dernières syllabes, que Mo reprenait rituellement en écho, à voix de plus en plus basse, jusqu’à ce que les sons se confondent avec le souffle tranquille de son frère, Jo s’était recroque- villé en boule, comme font les chats, visage posé sur ses mains jointes. Il dormait.
Autour d’eux la nuit se peuplait de sons fami- liers. Hou-hou, scandait une chouette lointaine, tandis que les chauves-souris invisibles passaient et repassaient dans un frôlement soyeux. Parfois un craquement faisait sursauter Mo, qui demeu- rait assis, aux aguets, contre son frère. Se pouvait-il qu’après des semaines d’errance, ils aient trouvé un abri, certes ouvert aux vents et au ciel, mais un abri quand même ? Mo étendit ses jambes endolories et il s’allongea, dos tourné à son frère, continuant à surveiller la nuit dans un demi-sommeil.
Dans cet état, propice aux rêveries menaçantes, il sentit quelque chose d’étrange. Une sensation impalpable, douceâtre, inhabituelle... Une odeur. Croyant qu’elle provenait d’une bête par terre, Mo releva la tête. Mais elle persista, plus forte, enva- hissante. Pourquoi n’avait-il pas senti avant cette odeur qui se confondait avec la nuit ? Vaincu par la fatigue, Mo reposa la tête contre la chevelure emmêlée de Jo. Progressivement, il unit le rythme de sa respiration à celui de son frère, comme il har- monisait le rythme de leur marche en collant son flanc maigre à son corps gracile.
Sa dernière vision, juste avant de tomber dans le puits du sommeil, fut celle d’une odeur jaune écla- boussant, par éclairs, le noir de la nuit.