Extrait : Le magasin jaune

Auteur : Marc Trévidic
Editeur : JC Lattès

Le magasin jaune

Le grand-père et le père de Gustave étaient ébénistes à Moirans-en-Montagne, dans le Jura. Gustave aimait les regarder travailler. Ils coupaient, assemblaient, polissaient. La sciure s’envolait dans les airs puis se déposait au sol. Il y en avait partout. C’était rigolo. Quand Gustave marchait dedans, elle se collait à ses chaussures. Il aimait aussi l’odeur de vernis et de cire. Dès qu’un meuble était terminé, il applaudissait. À l’âge de quatre ans, le petit garçon, en se tordant les mains, s’approcha un jour de son grand-père, occupé à sculpter une porte de buffet. Il voulait qu’il lui fabrique un canard en bois qui puisse flotter dans les gorges de l’Ain, là où la rivière devient sage comme un lac. Le grand-père lui montra une bille de hêtre et une chute de charme. Gustave choisit le charme. Le vieil homme prit une scie à guichet dont la lame, aussi fine qu’une feuille de papier, s’enfonça sans effort dans la pièce de bois. Avec un pistolet traceur, il dessina les courbes, aplanit les surfaces à coups de rabot, imita le pivert avec son ciseau de sculpteur et finit son travail au racloir. Et le charme opéra si bien qu’à la fin de la journée, Gustave serrait dans ses bras un canard d’une seule pièce qui faisait la moitié de sa taille.
Le lendemain, son père lui proposa de le peindre pour qu’il ressemble tout à fait à un canard. Mais Gustave ne voulut pas que son canard soit comme les autres. Il avait peur de le perdre au milieu des vrais canards. Il demanda que le sien soit jaune comme un poussin, avec deux yeux verts tout ronds. Ce serait le plus grand des petits canards. Il était si réussi que le grand-père et le père de Gustave décidèrent d’étendre leur activité à la fabrication de jouets en bois. Au bout d’une année, la vente de jouets représenta la moitié du chiffre d’affaires de l’ébénisterie. Les meubles disparurent peu à peu pour laisser place aux ours à roulettes, aux toupies, aux cerceaux, aux épées de mousquetaires, aux Arlequin et Polichinelle, aux diablotins sortant de leur boîte, aux soldats blancs et rouges, aux assiettes de fruits multicolores, aux oiseaux plus colorés encore que les vrais, aux maisons avec domestiques, aux écuries, aux perroquets qui semblaient pouvoir parler, et même aux châteaux forts.
Gustave y trouvait son compte. Il passait des heures à jouer à sa toupie en hêtre avec corde enroulée. Pour ses six ans, il eut un immense chalutier, attaché à une cordelette, qui flottait sans se retourner et qu’il laissait dériver sur cent mètres avant de le ramener grâce à un gros moulinet de pêche, sous le regard vert du canard jaune, amarré à un piquet de bois enfoncé sur la rive.
Mais un jour, l’amarre céda. Le canard jaune aux yeux verts et ronds emporta derrière lui le piquet de bois. Gustave fut impossible à consoler. Son père et son grand-père essayèrent pourtant. Ils choisirent le même charme mais il n’opéra plus. Ils firent les mêmes gestes mais la magie avait disparu. Un second canard jaune aux yeux verts et ronds vit le jour. Sans doute était-il plus beau que le premier. Il n’en avait pas les légères imperfections. Gustave n’en voulut pas. « Ce n’est pas mon canard », répétait-il avec obstination. Son père se mit en colère. Son grand-père, au contraire, n’y vit nul caprice : un jouet n’est pas un objet, et seuls les objets peuvent se remplacer.