Extrait : L'Idée ridicule de ne plus jamais te voir

Auteur : Rosa Montero
Editeur : Anne-Marie Metailié

L'Idée ridicule de ne plus jamais te voir

L'ART DE SIMULER LA DOULEUR

Comme je n'ai pas eu d'enfants, ce qui m'est arrivé de plus important dans la vie ce sont mes morts, et je veux dire par là la mort de mes êtres chers. Vous trouvez ça lugubre, peut-être même morbide ? Je ne le vois pas comme ça, bien au contraire : pour moi c'est tellement logique, tellement naturel, tellement vrai. C'est seulement lors des naissances et des morts que l'on sort du temps : la Terre stoppe sa rotation et les futilités pour lesquelles nous gaspillons nos journées tombent au sol comme des poussières colorées. Quand un enfant vient au monde ou qu'une personne meurt, le présent se fend en deux et vous laisse entrevoir un instant la faille de la vérité : monumentale, ardente et impassible. On ne se sent jamais aussi authentique que lorsqu'on frôle ces frontières biologiques : vous avez clairement conscience d'être en train de vivre quelque chose de très grand. Il y a bien des années, le journaliste Iñaki Gabilondo m'a dit dans une interview que le décès de sa première femme, morte très jeune des suites d'un cancer, avait été très dur, certes, mais également ce qu'il avait vécu de plus transcendant. Ses paroles m'avaient impressionnée : en fait, je m'en souviens encore, alors que j'ai une confuse mémoire de moustique. A l'époque, j'avais cru bien saisir ce qu'il voulait dire, mais après en avoir fait l'expérience, j'ai mieux compris. Tout n'est pas horrible dans la mort, bien que ce soit dur à croire (je m'étonne de m'entendre dire ça).
Mais ce livre n'est pas un livre sur la mort.
En réalité, je ne sais pas bien ce qu'il est, ou ce qu'il sera. Il est là maintenant au bout de mes doigts, à peine quelques lignes sur une tablette, un amas de cellules électroniques encore indéterminées qui pourraient très facilement avorter. Les livres naissent d'un germe infime, un oeuf minuscule, une phrase, une image, une intuition, et ils grandissent comme des zygotes, organiquement, cellule après cellule, en se différenciant en tissus et en structures de plus en plus complexes, jusqu'à devenir une créature complète et souvent inattendue. Je vous avoue que j'ai une idée de ce que je veux faire avec ce texte, mais est-ce que le projet se maintiendra jusqu'au bout ou est-ce que quelque chose d'autre apparaîtra ? Je me sens comme le berger de cette vieille blague qui sculpte distraitement un morceau de bois avec son couteau, et qui, quand un passant lui demande : "Mais vous faites la figure de qui ?", répond : "Eh bien, s'il a de la barbe saint Antoine, sinon la Sainte Vierge."
Une image sacrée, dans tous les cas.
La sainte de ce livre est Marie Curie. J'ai toujours trouvé cette femme fascinante, comme pratiquement tout le monde d'ailleurs, car c'est un personnage hors norme et romantique qui semble plus grand que la vie. Une Polonaise spectaculaire qui a été capable de remporter deux prix Nobel, le Nobel de physique en 1903 avec son mari, Pierre Curie, et le Nobel de chimie en 1911, en solitaire. En fait, dans toute l'histoire des Nobel, seules trois autres personnes ont réussi à obtenir deux récompenses : Linus Pauling, Frederick Sanger et John Bardeen, et seul Pauling l'a fait dans deux catégories différentes, comme Marie. Mais Linus a remporté un prix de chimie et le Nobel de la paix, et il faut bien reconnaître que ce dernier a beaucoup moins de valeur (comme chacun sait, on l'a même donné à Kissinger). Autrement dit, Marie Curie reste imbattable.