Le huitième soir

Auteur : Arnaud de La Grange
Editeur : Gallimard

«Je suis ici parce que j'ai lu Loti et que la France m'ennuie. Je me rêvais pèlerin d'Angkor et me voilà planté dans une grande mare de boue. Embarqué dans une sale histoire en un coin où l'on se tue avec une inépuisable énergie.» Dans l'enfer de la bataille de Dien Bien Phu, en ce crépuscule de l'Indochine, un jeune homme se retourne sur sa vie. Parce que le temps lui est compté, il se penche sur ses rêves et ses amours enfuis.
Au-delà de la guerre, son histoire est celle de l'Homme face à l'épreuve, quand elle fait sortir la vérité d'un être. Elle raconte la résilience après un accident, la souffrance d'un fils devant une mère qui se meurt, la quête de sens au milieu de l'absurde. Derrière la dramaturgie de ce combat dantesque, ces pages chantent aussi la sensualité et la poésie du monde. Elles sont un hymne à la fraternité humaine et à la vie, par-dessus tout.

15,00 €
Parution : Mars 2019
160 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0728-2567-5
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Extrait

Je n’ai bu que du café et je me sens un peu ivre. Je divague. Je me remémore ce théâtre, la pièce qui s’y jouait. Je ne me rappelle ni son titre, ni le nom de son auteur, mais je revois le décor gris, ce bois recouvert d’une laque froide comme une vie trop lisse. Je vois aussi ces hommes et ces femmes, jeunes ou d’âge avancé, en peignoir ou en vêtements de ville, se grisant de mots absurdes. Quelle était l’histoire, quel était l’artifice ? Ma mémoire est paresseuse et cela importe peu. Je me souviens qu’ils attendaient de savoir. Au crépuscule de leur existence, ils étaient en attente, suspendus, les yeux rivés sur un ascenseur qui les élèverait au Ciel ou les descendrait en Enfer. Dans l’entresol de la mort, ils attendaient leur tour. Venue de nulle part, une voix solennelle les appelait, l’un après l’autre. Au-dessus des portes coulissantes, il y avait une petite lampe qui alors s’allumait. Vert, ils étaient sauvés. Rouge, et c’étaient les ténèbres.
Nous sommes vingt-deux, alignés sur nos bancs. Engoncés dans nos équipements, les yeux brillants sous les casques. Nous aussi, nous sommes tournés vers une petite lampe, à droite de la porte béant sur le vide. Vert, elle donnera le signal du saut. Pour le dernier acte, la carlingue de notre Dakota fait une drôle de scène qui brinquebale dans les airs tourmentés. Il y a une heure et demie de vol entre Hanoï et Dien Bien Phu. Une centaine de minutes, dans l’attente de mettre sa peau en jeu, cela semble une vie.
Je chasse ces pensées absurdes. Je repousse ces images qui tournoient autour de mon visage, les visions de ce que j’aime, de ceux que j’aime. Je sens dans la bouche ce goût âcre qui vient quand le risque se fait voisin. La peur est là, la peur épaisse, moite. Son poing pèse sur mon sternum. Elle gratte aux portes de mon ventre. Je la connais bien, ce n’est pas la première fois qu’elle me visite. Je sais, avec le temps, comment la repousser. Je me concentre sur ce que j’ai à faire, m’abrutis de détails, de gestes précis. Ma main glisse sur mes armes, vérifie chaque attache. Mon poignard est fixé de manière trop lâche. Il risque de me rentrer dans les côtes à la réception et je n’arrive pas à le resserrer. C’est un problème immédiat et sans vice. Il m’occupe, me fait du bien.
Dans ce bras de fer avec l’angoisse, j’ai une chance, celle d’être le chef, le lieutenant. Deux douzaines de types dépendent de moi. Pour eux, chasser la peur est moins aisé. Ils n’ont pas cette responsabilité qui vous bourre les côtes quand vous flanchez. Alors, dans cette nuit de tôle vibrante, je regarde « mes hommes ». Que c’est étrange de dire les choses ainsi... J’ai vingt-six ans et je ne suis qu’une ébauche d’homme. À trente garçons, pourtant, je dois montrer la voie. Quand tout sera fini, si je m’en sors, je jure que plus jamais la vie d’un autre ne dépendra de moi.
Mes pensées dérivent alors que, dans dix ou vingt minutes, je vais me battre. Je reviens au plus près de ce qui m’attend. Je repense au briefing, dans la salle chaude d’Hanoï. La pièce, tapissée d’immenses cartes enluminées de flèches rouges, jaunes ou bleues. De grands cercles mystérieux s’y chevauchaient. Comme si la jungle se laissait mettre en théorèmes ! Il y avait ce commandant osseux, dont les doigts couraient sur le mur comme des araignées. Dieu, que ses mains paraissaient larges, à côté de ce qu’elles montraient... « Vous devrez atterrir sur une zone grande comme un terrain de tennis », nous a-t-il dit. Un drôle de court, en terre battue par les obus, bordé d’un côté par des champs de mines, de l’autre par les tranchées adverses. Nous avons compris qu’une pichenette de vent déciderait de notre vie. Au fond de la pièce se tenait une brochette de colonels et de jeunes aides de camp. Les bras croisés, tous. Les mêmes regards, rapides, glissant vite sur nos yeux. En quatre ans de guerre, c’est la première fois que je ressentais une telle gêne chez ceux qui nous envoient.
Il faut dire que l’affaire est mal partie. Cela fait près de cinquante jours que la bataille a commencé. Tout était annoncé, connu, prévu. C’est étrange d’être ainsi bousculé par un assaut dont on savait tout, les objectifs, la préparation, jusqu’au jour, l’heure et même la minute à laquelle il allait être déclenché. Les yeux de nos services de renseignement voyaient depuis des semaines les cohortes viet-minh converger vers la vallée perdue aux confins du Laos. Plus de cinquante mille hommes, au moins cinq fois plus que de défenseurs français. Tout était attendu, ce soir du 13 mars 1954, et pourtant la stupeur a cloué au sol les défenseurs du camp retranché autant que les obus. Une mousson d’acier labourant la terre et les hommes, puis le flot immense des assaillants submergeant ces positions aux doux noms féminins. Jamais on n’avait imaginé que l’ennemi puisse réunir une telle puissance de feu, si loin de tout, si près de nous. Péché d’orgueil, cécité de celui qui se croit par essence supérieur. Il faut dire que Giap avait été malin. Il ne s’était pas dévoilé. Jusqu’à ce jour maudit, il avait peu fait donner son arsenal. Il avançait l’air de rien, comme quelqu’un qui n’a pas grand-chose en poche. Puis, d’un coup, il a sorti toute la panoplie.
Béatrice est tombée la première nuit. Les hommes de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère, celle de Narvik et de Bir Hakeim, balayés par la tornade... Puis ce fut au tour de Gabrielle, le soir suivant. Avec sa forme allongée au milieu des rizières, ce solide piton défensif était surnommé « le torpilleur ». Il a sombré, englouti par la terre rouge. Ces deux « centres de résistance » commandaient la piste d’atterrissage. Très vite, Dien Bien Phu n’allait plus être «dakotable». Les avions ne pouvaient plus s’y poser sans risquer une volée d’obus. Anne-Marie a vite rejoint dans la déroute ses sœurs malheureuses.
En ce mois dédié au dieu de la Guerre, les hommes offraient un sacrifice géant. Le sang des deux côtés se versait sans compter. Les Viets ont payé cher leurs avancées, laissant trois mille hommes les deux premiers jours d’empoignade. Aux dernières heures de mars, Giap a lancé la « Bataille des Cinq collines ». Cette fois, ce sont les Éliane, Dominique et Huguette qui subissaient les assauts des Bo doï enragés. Le sang encore, la fureur et la mort. Au fil des jours, la poigne n’a cessé de se resserrer. Le grignotage a continué, inexorablement. Chaque jour nous perdions du terrain, des forces et des hommes. La nature elle-même se métamorphosait. Le sol se grêlait de cratères, une peau nécrosée. Pour enrayer la progression du mal, on a bien essayé d’injecter du sang neuf. Des unités constituées ont d’abord été parachutées. Puis des éléments pris ici ou là, des volontaires venus combler les coupes dans les rangs assiégés. Jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à nous.
Cet avion est si lent. Le bruit nous vrille le cerveau, nos poumons inspirent les effluves huilés. Elle est rassurante, cette odeur de mécanique. Moderne, presque civile. Je regarde le sous-officier chargé du largage. Il a la tête en boule, des traits sages et lisses. Le même âge que nous mais tant d’années en moins. Ses gestes sont posés, précis. Tout est en place dans son avion. Il s’active, range son thermos de café, vérifie les sangles. Je suis sûr qu’il éprouve une sorte de tendresse pour sa machine. Nous sommes encore dans un monde où les choses s’ordonnent et se plient à la raison. Dehors bientôt ce sera le chaos, la forêt, sa faune carnassière.
Je regarde notre groupe, je regarde Blagnac. Que nous avons vieilli ! « Ma jeunesse ? J’aurai bien le temps après », m’a-t-il répondu un jour où je lui demandais pourquoi il usait ses vertes années sur des pistes incertaines.
Nous ne sommes plus les mêmes, nos corps en font l’aveu. Nous avons durci. La guerre nous a taillés, rabotés, calfatés comme une coque marine. Elle a élagué tout ce qui chez nous ne servait pas aux actes élémentaires. Nos os ne portent plus rien de superflu. Nos esprits, c’est autre chose. Car je sens bien que, certains jours, nos pas pèsent plus lourd.

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