Les hommes lents : Résister à la modernité XVe - XXe siècle

Auteur : Laurent Vidal
Editeur : Flammarion

L'histoire de la modernité est d'abord celle d'une discrimination : en érigeant la vitesse en modèle de vertu sociale, les sociétés modernes ont inventé un vice, celui de la lenteur - cette prétendue incapacité à tenir la cadence et à vivre au rythme de son temps. Partant d'une violence symbolique et d'un imaginaire méconnu, Laurent Vidal fait la genèse des hommes lents, ces individus mis à l'écart par l'idéologie du Progrès. On y croise tour à tour un Indien paresseux et un colonisé indolent à l'époque des grandes découvertes, des ouvriers indisciplinés dans le XIXe siècle triomphant ; plus proches de nous, le migrant en attente ou le travailleur fainéant restent en marge de l'obsession contemporaine de l'efficacité. Mais l'auteur révèle avant tout la façon dont ces hommes s'emparent de la lenteur pour subvertir la modernité, à rebours de la cadence imposée par les horloges et les chronomètres : de l'oisiveté revendiquée aux ruses déployées pour s'approprier des espaces assignés, les hommes lents créent des rythmes inouïs, jusque dans les musiques syncopées du jazz ou de la samba. En inventant de nouveaux modes d'action fondés sur les ruptures de rythme - telles les stratégies de sabotage du syndicalisme révolutionnaire -, ils nous offrent un autre regard sur l'émancipation. Mêlant la rigueur de l'historien à la sensibilité d'un écrivain qui puise aussi bien dans la littérature que dans les arts, cet essai ouvre des horizons inédits pour repenser notre rapport à la liberté.

20,00 €
Parution : Janvier 2020
306 pages
ISBN : 978-2-0814-2782-2
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Extrait

La force est du côté des lents
Toujours en bonne place au panthéon de la modernité occidentale, la vitesse ne cesse de fasciner. En témoignent nombre de traités de philosophie ou d’ouvrages de sociologie et d’histoire, sans oublier les romans, la peinture, la photographie...
Nul besoin de tout compulser dans les moindres détails pour se rendre compte que cet enchantement de la vitesse ne valorise, la plupart du temps, que ceux qui ont la capacité de s’adapter à son rythme soutenu quand ce n’est pas de le dominer – comme si la rapidité induisait nécessairement la puissance sociale. Dès lors, tel un reflet inversé, s’impose l’association entre lenteur et fragilité sociale.
Or, et je fais miens ici les propos du géographe brésilien Milton Santos, je prétends qu’il faut à l’inverse faire le pari que « la force est du côté des “lents” », des laissés-pour-compte du processus d’accélération de la vie sociale.
Les lents ! Une métaphore et une intuition poétique.
L’on pourrait dire alors avec le poète Aimé Césaire : lents « ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité ».
S’agit-il d’une tare irrémédiable ? Non, nous dit le poète dont le chant invite à dépasser l’a priori d’une inadaptation fondamentale des lents au monde moderne :
pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté
mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde

Cet apparent paradoxe est au cœur de cet essai. D’un côté un monde moderne qui associe rapidité et puissance pour discriminer l’inefficacité sociale ; de l’autre, puisque « les hommes “lents” finissent par être plus rapides dans la découverte du monde », la subversion de ce corset métaphorique. Ne doivent-ils pas en effet, pour survivre, composer avec cette trame rythmique, et donc en comprendre, même intuitivement, les ressorts ? C’est cette capacité intellectuelle et créatrice à faire avec le rythme dont je me propose de prendre la mesure.
Je rends grâce au poète et remercie le géographe pour avoir posé les premières pierres sur le chemin des hommes lents. Mais l’affût de leurs traces rythmiques doit me mener encore plus loin.

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Poche (Mars 2022)
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