Trois jours d'amour et de colère

Auteur : Edward Docx
Editeur : Fayard

Les relations sont loin d’être simples, entre les quatre hommes de la famille Lasker. Alors lorsque le père de Louis – le pire des hommes, le meilleur des hommes – prend la plus importante des décisions et propose à son fils cadet et à ses deux demi-frères de l’accompagner pour un dernier voyage à travers l’Europe, Louis se demande si ce périple est une bonne idée.
Chez les Lasker, les relations familiales ne sont pas de tout repos. Abîmée par un divorce difficile et des secrets profondément enfouis, la fratrie atypique formée par Louis, Ralph et Jack n’en demeure pas moins soudée. Alors, lorsque leur père doit faire face à une maladie incurable, ils se retrouvent pour l’accompagner dans un dernier voyage vers la Suisse. L’occasion pour les quatre hommes de faire le point sur leurs rancœurs, leurs regrets, leurs failles, mais aussi leurs joies et leurs aspirations. Tiraillé entre l’affection et les peurs d’un fils aimant, Louis s’interroge : doivent-ils accepter le choix de leur père ? Ses frères sauront-ils affronter la réalité ? Et les liens fragiles qui les unissent suffiront-ils à retenir à la vie un homme mourant ?

Profond et tendre, drôle et bouleversant, Trois jours d’amour et de colère est un grand roman contemporain sur les relations filiales et fraternelles, qui invite à s’interroger sur notre façon de vivre, sur notre façon d’aimer, et sur ce qui compte réellement au soir d’une vie.

Traduit de l’anglais par Nathalie Bru
22,00 €
Parution : Janvier 2020
416 pages
ISBN : 978-2-2137-1020-4
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Extrait

Jamais je n’aurais dû accepter. Je commence seulement à me rendre compte que tout ça est bien réel à notre arrivée à Douvres, au moment où nous nous engageons dans le terminal des ferries. Je baisse la vitre au poste de contrôle des frontières et l’air froid s’engouffre dans la voiture – mélange de sel, de diesel et de rouille. Les mouettes s’égosillent comme s’il y avait eu un meurtre.
Je tends les passeports à la garde-frontière.
« Vacances ? »
Je me force à sourire. « Oui. »
Elle jette un regard vers mon père. Plaqué contre mon dossier, je la laisse déterminer si nous avons une tête à faire sauter le ferry pour une raison insensée qui n’aurait rien à voir avec quoi que ce soit d’important. Faute de voiture, nous sommes partis dans le vieux fourgon aménagé. Mon père dort sur le siège passager : la scène est bizarre, car jusqu’à cette année, chaque été, c’était lui qui conduisait. Même quand mes frères ont cessé de venir et que nous n’étions plus que tous les trois, mes parents et moi.
Les passeports reviennent. Je les range dans le petit compartiment sous le volant, comme si j’étais le maître à bord, et prends une autre grande inspiration pour m’emplir les poumons de cet air marin qui chaque fois me surprend. Lentement, j’avance le fourgon vers le guichet de la compagnie des ferries. L’employé me tend un de ces bouts de papier rectangulaires indiquant le numéro de notre file d’accès au bateau. Le soixante-seize – cinq ans de plus que mon père. Je l’accroche au rétroviseur avant de me rapprocher des véhicules qui attendent impatiemment l’heure d’embarquer. Brusquement, je me sens submergé par l’émotion, au point de ne plus savoir quoi faire ni où regarder.
Dans mon enfance, c’était le moment où mon père sautait du fourgon pour préparer le thé avec des gestes chronométrés, tel un mécanicien de Grand Prix. Comme les bagages empêchaient d’atteindre les plaques chauffantes, et sans doute aussi pour éviter d’avoir à subir les jérémiades de Ralph et de Jack qui pouvaient se montrer très pénibles, il allumait le petit réchaud à gaz accroupi sur le macadam. Et accroupi à côté de lui, les mains posées sur les genoux de mon plus beau jean d’été, je regardais la minuscule flamme bleue jaillir en rugissant dans les bourrasques. J’avais cinq ans, mais moi aussi je travaillais pour Ferrari. Mes frères, pendant ce temps, lisaient dans le fourgon, et ma mère fumait une Lucky d’un geste assuré, le bras posé sur la portière, en espérant que l’eau aurait le temps de bouillir avant que la file de voitures démarre. Car elle savait qu’une fois qu’il était lancé mon père n’abandonnerait pas avant d’avoir sa cuppah, comme elle disait avec son plus bel accent anglais : sa tasse de thé.
Aujourd’hui, je vais devoir décider seul si mon père et moi allons boire un thé avant d’embarquer. Thé que je devrai préparer sans lui, à cause de la « diminution progressive de sa capacité à accomplir des gestes précis », comme il est dit dans l’un des huit cents pdf que j’ai potassés pour savoir « à quoi m’attendre » et « comment me préparer ». Encore une décision impossible.
Un homme en gilet de sécurité nous fait signe de nous ranger file 76, derrière les autres fourgons et les SUV. J’obtempère. Le frein à main craque avec un bruit de montre à ressort en fin de vie. Trop secoué pour consulter mon père, j’ouvre la portière et saute dehors, à côté d’un SUV rutilant aux vitres fumées, avec ses kayaks sur le toit et ses vélos arrimés au coffre.
Grossière erreur. Car aussitôt, je me retrouve comme un con face à ce père de famille qui en sort en lançant « deux cappuccinos et un latte, comme si c’était fait ! », et pose sur moi par-dessus le toit un regard de grand meneur d’hommes qui semble me dire : admire un peu quel père fabuleux je fais et quel grand guerrier je ferais probablement si l’occasion se présentait. Sauf que l’occasion ne se présente pas. J’en tremble. Tout bien réfléchi, je vais peut-être faire sauter ce ferry. Tournant le dos au type, je fais coulisser la porte latérale qui se met à grincer. Elle aurait bien besoin d’être huilée, mais ça va devoir attendre.
« Comment ça va, papa ?
– Bien. »
Il se retourne et me sourit. Il est habillé n’importe comment, comme à son habitude : polaire moutarde, pantalon en toile beige délavé, et la paire de chaussures de randonnée légères dont il est si inexplicablement fier.
« Je me demande si je ne vais pas aller courir », lance-t-il.
J’acquiesce sans conviction. En ce moment, nous oscillons péniblement entre humour et sarcasme, comme si nous avions peur des terres inconnues qui se profilent devant nous.
« J’en reviens, je réponds, mais tu dormais.
– Un autre semi-marathon ?
– Ouaip – plus quelques bornes en mer avec le kayak. »
Il a un petit claquement de lèvres réprobateur : « Bornes ? » Lui comme moi détestons ce mot.
« En fait, je vais plutôt faire un peu de yoga dynamique, ajoute-t-il.
– On est tous en quête d’éveil spirituel, papa. »
Il contemple les rangées de SUV, ravageurs silencieux des restes d’avenir que l’humanité va peut-être encore réussir à grappiller. De temps à autre, sa mâchoire est prise de contractions involontaires. Il bâille aussi beaucoup.
L’air marin qui s’est engouffré dans mon col m’a rafraîchi les épaules. Je remonte dans le fourgon. Mon père empoigne la manette pour essayer de faire pivoter son siège à cent quatre-vingts degrés. J’attrape la bouilloire et commence à la remplir. Visiblement, nous allons boire ce thé. Je déplie la table en plastique grise sur laquelle nous avons si souvent mangé. Mon père a acheté le fourgon en 1989, juste avant ma naissance. Un combi Volkswagen des années 1980 bleu métallisé, carré et quelconque, dont personne ne se disputerait l’héritage. Mais – pour nous au moins – il a une âme. Et ça compte. Ou en tout cas, ça devrait compter.
Du coin de l’œil, je vois mon père aux prises avec son siège. Normalement, il suffit d’une impulsion contre le sol pour le retourner. Mais il souffre de ce qu’on appelle « la forme spinale » de la maladie, qui s’est déclarée dans les membres inférieurs et lui provoque des élancements dans les jambes. Je ne sais jamais où mettre le curseur pour ne pas le vexer, mais je ne peux quand même pas tout faire à sa place. Le laissant se débrouiller seul, j’allume le réchaud à gaz.
D’un côté, je me dis que Ralph n’a pas intérêt à nous faire faux bond. De l’autre, que nous sommes peut-être beaucoup mieux sans lui. Et qu’on ferait bien de rester entre nous, papa et moi, le plus longtemps possible. Ralph est si torturé intérieurement qu’on dirait parfois un animal enragé. Quant à Jack… comment ose-t-il se comporter comme il le fait ? Dire des choses pareilles ? Refuser de venir – dans ces circonstances ? Avec ce qui se passe ? Quand va-t-il accepter de voir la réalité en face ? Il est pire que Ralph. Si ça n’est pas un modèle de comportement passif-agressif, son petit jeu, alors je ne sais pas ce que c’est. Ralph, au moins, est agressif tout court.
Ralph et Jack sont mes demi-frères. Ils sont jumeaux. Ralph est mince, Jack un peu moins. Ils n’ont pas du tout la même image de mon père que moi. Ma mère disait qu’il avait eu sur eux un fort impact psychologique. Mais peut-être est-ce génétique, après tout ? J’ai lu quelque part qu’on pouvait comparer les gènes aux ingrédients, et l’environnement familial à la façon de les cuisiner.
Je jette un regard vers lui. À genoux devant le tableau de bord, maintenant, il pousse le siège avec les bras et les épaules. Il lève la tête et, pour la première fois depuis qu’il s’est réveillé (ou a fait mine de se réveiller), nos regards se croisent. Il se redresse et me retourne ma question de tout à l’heure : « Et toi, tu vas comment, Louis ?
– J’ai connu mieux », je réponds.
Il me fait signe qu’il comprend. « Juste histoire que tu saches, Lou, et pour répondre à ta question – à cet instant précis, je suis heureux. Très heureux. »
Je suis désarçonné. « Alors peut-être que tu aurais dû passer plus de temps dans des combis pourris, coincé entre le siège et le tableau de bord, papa. »
Il me sourit pour de bon maintenant – de ce sourire dont il a fait une habitude – un sourire triste-mais-gai, ou plutôt navré-mais-heureux, comme s’il n’y avait plus rien à dire, comme si tout était réglé. Des nouveaux sourires qui n’aident pas. Il m’arrive de me demander s’ils ne sont pas dus aux médicaments. C’est pour lui que je suis là, mais ça ne lui donne pas pour autant le droit de me sourire ainsi toutes les cinq minutes. Je ne lui ai pas non plus donné ma bénédiction, après tout. Ou, du moins, il ne l’a plus. Plus maintenant qu’on a mis les choses en branle pour de bon.
Réfugié dans l’étroite kitchenette au fond du combi, je fais mine d’être concentré uniquement sur les feuilles de thé que je touille dans la théière.
Il a réussi à faire pivoter le fauteuil. Ravi, il se hisse entre les deux sièges – ses bras fonctionnent encore – et s’assied avec un soupir de satisfaction théâtral.
« Combien de temps est-ce qu’il nous reste ? » demande-t-il en désignant la mer du menton.
Il aurait difficilement pu formuler plus maladroitement sa question, mais il s’en aperçoit une demi-seconde trop tard.
« Combien de temps avant le départ du ferry, je veux dire.
– Plus qu’il n’en faut. »
J’aurais difficilement pu formuler plus maladroitement ma réponse. Depuis dix-huit mois, c’est la même histoire : une moitié de nos propos paraît plus chargée de sens qu’elle ne l’est, et tout le reste semble au contraire tellement creux qu’on serait plus avisés de se taire. C’est peut-être pour ça que nous privilégions l’humour. Peut-être pour ça que nous l’avons toujours fait. On essaie de vivre au présent, même si je ne suis pas trop sûr de savoir ce que ça veut dire. Que faire d’autre, de toute façon ? On ne va pas cesser de parler. Notre famille en est incapable. Et, comme dirait mon père – comme il le dit souvent –, c’est grâce au langage que nous autres, les humains, l’avons emporté sur le reste des hominidés.
« Tu devais avoir le pied au plancher, Lou.
– Pas vraiment, je réponds. Les routes étaient désertes.
– Une chance qu’on n’ait pas pris l’Aston ou la Maserati.
– Ouais. Sans ça, on serait déjà arrivés. »
Mon père soupèse la remarque un instant, comme s’il allait peut-être falloir enchaîner sur quelque chose de sérieux. Mais finalement, il répond : « Le slow driving… tu crois qu’on peut en faire une nouvelle tendance ?
– Comment ça ? Comme le slow food ou le slow tourism, tu veux dire ?
– Oui. » Il s’anime. Les idées semblent redonner vie aux muscles de son visage. « Tu pourrais prétendre que le slow driving est la nouvelle philosophie à la mode et faire des conférences pour des gens qui ont du temps à perdre. Je vois déjà le livre. » Il acquiesce d’un signe tout en ouvrant dans les airs des guillemets imaginaires pour déclamer le résumé de quatrième de couverture : « “Leçons de vie élémentaires remises à la sauce du jour à destination de tous ceux qui n’auraient toujours pas compris.” Puis tu saupoudres ton texte de citations des philosophes grecs trouvées sur Internet et le tour est joué, Lou. »
Mon père ne jure que par la philosophie antique. Il appelle la chrétienté « le grand détournement ».
« Je croyais que les penseurs grecs étaient pour la plupart antérieurs à l’âge de la voiture.
– Je parle de maximes sur la vie, dit-il. Retourne-moi ça.
– Retourne quoi ?
– Ton raisonnement.
– Je n’ai pas de raisonnement.
– Bien sûr que si. Tu soutiens que les Grecs étaient davantage capables de s’interroger en profondeur sur l’existence parce qu’ils roulaient moins vite.
– Je ne soutiens rien du tout.
– Toute leur philosophie, le théâtre, la démocratie, la sculpture, les jeux Olympiques… tout ça, on le doit au fait que les Grecs ont pratiqué le slow driving avant tout le monde. » Il prend une grande inspiration et poursuit d’un air pontifiant, comme s’il s’adressait à la convention du mercredi des coachs de vie à Notting Hill. « Mesdames et messieurs… nous savons tous que tout le monde était beaucoup plus heureux avant. Mais la question est : pourquoi ?
– Oui, pourquoi ?
– Je vais vous le dire.
– Attends. Fais-nous payer d’abord. Et seulement après, tu nous le dis.
– Prenez par exemple la Grèce antique. Nous avons perdu de vue le bonheur… (Il marque une pause, feignant une profonde concentration.) Nous nous sommes décentrés quand nous avons abandonné le slow driving. »
Je secoue la tête. Mon père et moi avons toute une liste d’expressions et de mots honnis. « Décentré » figure dans le peloton de tête, avec « borne » ou des adjectifs tels que « mythique », « éclectique » et « atypique ». Nous ne savons pas vraiment pourquoi. Mais ce vocabulaire nous unit, tel un langage secret et invisible. Une lampe torche allumée dans le marécage brumeux de tout ce qui nous sépare.
Mon père a tiré le petit rideau merdique. L’eau qui bout couvre la vitre de buée. Et nous nous sentons bien de nouveau.
« Tu as pris des croissants ? » demande-t-il.
Les croissants, les rognons grillés à la diable et les huîtres : ses trois mets préférés.
« Oui. Six.
– Alors tu attends quoi, Lou ? Sors-les ! »
Plongeant la main dans notre antique glacière bleue, j’en extrais les croissants, le lait et les deux tasses en métal que j’ai achetées à New York lors du Noël passé là-bas avec mes grands-parents russo-américains. J’entreprends de servir le thé comme j’ai vu mon père le faire des milliers de fois, levant haut la théière afin que l’eau en jaillisse plus fort, dans l’espoir de compenser un temps d’infusion toujours trop bref. Et maintenant, plus rien d’autre n’existe que le goût du thé et des croissants, les galets qui bruissent quelque part sur une plage voisine, et les rayons de lumière matinale soulignant d’une lueur abricot les traces laissées contre le pare-brise par nos milliers de kilomètres.
Nous avons à peine avalé trois ou quatre gorgées de Darjeeling brûlant quand, autour de nous, tous les conducteurs dans leurs véhicules tout-terrain se mettent à faire ronfler de conserve leurs moteurs tout-terrain, comme si le ferry allait subitement se faire la malle sans eux et disparaître à jamais, emportant la France avec lui. Je regarde mon père et secoue la tête d’un air entendu. Ça nous fait sourire.
Encore une fois, nous voilà condamnés à avaler d’un trait le thé trop chaud pour avoir le temps d’en boire un second, bien infusé celui-là. Car cette deuxième tasse a toujours été la seule qui comptait. Nous engloutissons nos croissants comme des gamins de trois ans. Comme mes neveux. La file à côté de nous a commencé à avancer.
« On ferait bien de se grouiller », dit-il.
C’est un de ses mots préférés.
Et, l’espace d’un instant, tout compte fait, c’est comme si nous partions en vacances.

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