Ce qu'il aurait fallu dire

Auteur : Alexis Anne-Braun
Editeur : Fayard
En deux mots...

Alors qu’il a tout fait pour échapper à la province, à peine devenu docteur en philosophie, Victor est nommé au Lycée polyvalent de Friville-Escarbotin. Que ressortira-t-il de la crise violente que cela provoque en lui ?

Alexis Anne-Braun enseigne la philosophie. Ce qu’il aurait fallu dire est son premier roman.

18,00 €
Parution : Janvier 2020
256 pages
ISBN : 978-2-2137-1187-4
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Présentation de l'éditeur

Victor n’est pas le premier à avoir fait tout ce qu’il pouvait pour échapper à la province. Mais tandis qu’il achevait ses études à Paris, qu’il y avait désormais des amis et même rencontré l’amour, le voilà nommé enseignant au Lycée Polyvalent de Friville-Escarbotin. Ennui, mépris, mélancolie des zones commerciales et déprime des ronds-points, tout lui revient avec violence. Victor parviendra-t-il à faire de ce parcours à rebours de tant de romans une aventure ? Une aventure dans laquelle il ne serait pas un salaud ?

Dans ce premier roman, Alexis Anne-Braun revisite avec un regard décalé et contemporain le grand thème à la fois littéraire et – de plus en plus – politique de l’antagonisme entre Paris et le reste de la France. Anti Bel-Ami, anti Rastignac, il interroge autant la condition professorale que la condition pavillonnaire, l’injustice sociale et les désirs d’une jeunesse déjà éloignée de la sienne.

Extrait

On ouvre la petite grille du lycée muni d’un badge attaché à un trousseau de clefs qui ruisselle. Dans la pluie du matin, on pousse la porte avec l’épaule, tandis que de l’autre main on tient sa mallette au-dessus de sa tête pour se protéger des gouttes froides et cruelles – froides et cruelles pour tout le monde, surtout ceux qui viennent en mobylette. La petite grille se referme ensuite dans le hurlement du vent, avec une violence qu’on oublie chaque fois. On emprunte une sorte de chemin en demi-cercle pour aller de la grille à la salle des professeurs. C’est une cour intérieure sans arbres et sans abris comme faite exprès pour se mouiller. Dans la salle des professeurs, par habitude déjà, on prend un café soluble à la machine et on commence à mesurer mentalement le temps qui nous sépare de la dernière heure de la journée. Cette grande salle du rez-de-chaussée éclairée aux néons dans le matin encore noir expose à la vue de tous la vie secrète des enseignants : café soluble, papier-toilette pour se sécher les cheveux, bâillements, boîte de chocolat Mon Chéri à partager. Après une semaine, l’été n’est plus qu’un souvenir qu’on s’ennuie déjà à raconter. Alors on parle des élèves. Toujours, ils parleront des élèves. Ils sont ce qu’ils ont en commun.

Ce sont surtout les premiers souvenirs qui l’ont marqué. Les souvenirs d’une première semaine au lycée, d’une première semaine à sillonner les routes qui mènent du bourg d’Escarbotin aux plages et aux ports au volant de la petite Citroën blanche ; d’une première semaine à associer des noms – beaucoup trop de noms – à des visages et à des paysages. Des noms de villes et de gens qui sont chaque fois des invitations au roman.
Cette semaine fournit une sorte de canevas à toute l’année, des premiers traits esquissés au crayon sur lesquels il repassera, inlassablement, jusqu’à ce que les contours du quotidien forment une marque profonde en lui. La marque des trajets que son corps fait dans l’enceinte du lycée, de la place de parking à la salle des professeurs, de la salle des profs au bâtiment F, du bâtiment F à la place de parking. Et les autres trajets qui s’ajoutent à celui-là : trajet dans l’Intermarché, trajet pour rejoindre la mer, trajet des ronds-points au petit matin. Le corps avec ses techniques, sa réserve de souvenirs et d’habitudes est labouré par ces trajets répétés les uns sur les autres.
Il se souviendra aussi du premier déjeuner au restaurant scolaire. La file des élèves qui n’est pas toujours abritée de la pluie, la mauvaise humeur du personnel de restauration qui déteste superbement le corps des enseignants et qui le manifeste par de petites vexations : portions congrues, geste de la cuillère qui s’abat sur une assiette solide, choix contraints de nourritures carnivores « Tu manges pas de viande, eh bien tu n’as qu’à prendre des lardons », « Bah alors, aujourd’hui on n’est plus végétarien ? Faut savoir, aha, faut savoir ». Dans la file, au milieu des élèves, on garde le silence pour ne rien dévoiler de ses origines, de ses choix et de ses combats. Jusque dans l’assiette s’interprètent des choses tues. Le plateau, avec son entrée, son dessert, son plat qu’on apporte tristement dans une petite salle réservée aux professeurs. Une grande tablée, vingt enseignants qui déjeunent. Par la fenêtre du réfectoire, on peut regarder la haie de thuyas qui entoure le stade.
L’épuisement lorsqu’on s’assoit et qu’on n’a plus la force, plus la voix pour diriger ou suivre une conversation. C’est une fatigue liée au langage : on a trop parlé, trop crié, trop essayé de hausser sa voix au-dessus de celle des autres. Victor, surtout, ressentait cette fatigue. Il admirait ceux qui n’en parlaient pas.
Sortir du réfectoire, l’humeur encore assombrie par un mauvais repas. Faire un autre demi-cercle pour regagner le parking des professeurs. Fumer une cigarette en écoutant certains collègues parler de la chasse. Échanger quelques mots avec d’autres plus compatissants – ces collègues qui deviendront des êtres de consolation toute l’année, héroïques. Quitter enfin le lycée, gagner la mer et s’effondrer dans les vagues, tant qu’il en est encore temps. Dès le mois suivant, ce sera une course contre le coucher du soleil.

Informations sur le livre