Consister à vivre

Auteur : Christophe Mouton
Editeur : Fayard

Un romancier passé maître dans l’analyse au vitriol des rapports sociaux décortique le plus primitif et le plus fondamental d’entre eux, le rapport parents-enfants.
La vocation d’écrire naît-elle toujours de la perversion ? De la perversion subie ou de la perversion active ? Qu’y a-t-il avant la littérature ? L’enfance, bien sûr. Une enfance à laquelle il faut survivre.

17,00 €
Parution : Janvier 2020
160 pages
ISBN : 978-2-2137-1665-7
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Extrait

Longtemps, j’ai cru que mon père était grossier. Je supposais que sous ses dehors de cadre exécutif de 1,95 m habillé de costumes sur mesure et chaussé de bottines italiennes, il était ce père des films et des bandes dessinées ; imbécile et violent, maladroit mais avec un cœur. Je présumais qu’il y avait, sous le trait imparfait, un dessin usuel et rassurant ; sous le désordre apparent, des sentiments vrais. Je n’avais pas tout saisi.
Je n’avais pas songé qu’il ait pu y avoir chez lui autre chose que du simple, une bêtise et un manque de projet, une incapacité à se contrôler, une imbécillité enfantine dans un corps d’adulte.
La notion de perversion est pour moi récente, un ou deux ans au plus. Je ne l’avais jamais envisagée et elle était très loin de s’imposer dans l’histoire de mes premières années.
Aidé d’un Petit Robert, je peux constater que le mot « pervers » a deux sens : premièrement, celui de « détournement des actes et des paroles pour d’autres objectifs que ceux qu’ils prétendent avoir », et deuxièmement celui de « goût pour le mal ou volonté d’en faire ».
Je peux aussi en noter la définition freudienne : « tout comportement qui tend à rechercher une satisfaction sexuelle autrement que par l’acte sexuel normal » (la normalité étant un autre sujet).
Que vient faire ce mot dans mon enfance ?
Freud, justement, pourrait m’aider à trouver une issue avec sa définition de l’enfant comme petit pervers polymorphe, prenant du plaisir partout où il peut, comme il peut.
Malheureusement ce mot n’est pas lié à l’histoire de mes frottis-frottas, mensonges, affabulations et autres branlettes enfantines. Et puis il est simple de se débarrasser de cette perversité de débutant(e) en devenant un/une honnête nympho, collectionneuse ou obsédé – et voilà la perversité polymorphe enfantine oubliée. Un programme d’amélioration morale, que, comme tant d’autres, j’allais suivre à l’adolescence.
Pour préciser la notion de pervers, il me faut revenir à mon père. Je n’aime pas cela. Je ne sais pas manipuler ce concept de père quand il est associé à sa personne, même affaiblie par la vieillesse. J’ai peur de façon imprécise, ne sachant pas de quoi, d’une vague ombre ou d’une aura, visqueuse et floue, collante et informe. Je crains la saleté, le mensonge, la malhonnêteté, le pas clair, le louvoiement, la haine. Toutes choses qui n’ont rien à faire dans mes livres, dans ma vie, chez moi, en moi. Pourtant elles y sont, et il a bien fallu en faire quelque chose : crier, tempêter, lutter et puis, devant l’impossibilité d’être contre sans être tout contre, tenter de les définir, avec cet espoir de les circonscrire, de les rendre expulsables ou, à défaut, de les entourer de barbelés, fortins et autres constructions de type ligne Maginot intime.
Arrivé à ce point, ma seule envie est d’éviter le sujet, dire une autre paternité, la vraie, tout ce qu’il pourrait y avoir de responsabilité et de bienveillance dans ce mot, échapper au réel d’une enfance pour noter la beauté de la notion. J’aurais voulu enchaîner sur l’aventure éducative, la joie d’aider à l’apparition d’êtres construits et forts, ayant reçu assez d’amour et d’intelligence pour développer une âme, un style ou une gentillesse, la progression de l’humanité à petits pas de chatons, et patati et patata. Mais non, pas de cela ici, la vie telle qu’elle se passe, et il faut l’avouer, la honte, la honte imprécise et confuse, la honte dont on a mis quarante ans à saisir la teneur et encore ce n’est pas certain, la honte de n’avoir pas mérité cela et en tout cas pas à cet âge, la honte d’avoir mal commencé, la honte de n’avoir rien compris, la honte d’un lien, puisqu’il existe et qu’on ne peut guère s’empêcher d’aimer ses parents si pourris soient-ils, la honte d’avoir été grugé, arnaqué, maltraité.
Le plus terrifiant est que je ne le savais pas, ou seulement de façon confuse et en tout cas niée. J’avais même la croyance de n’avoir pas été si malchanceux à la loterie parentale.
J’avais quelques indices, le nombre important de mes dépressions enfantines et adolescentes (mais non analysées comme telles, et attribuées, pour les adolescentes, aux effets des drogues ou, pour les plus juvéniles, à ma folie intrinsèque), des maladies somatiques type zona, ainsi qu’une crise de boulimie (j’ai eu un gros cul à dix ans).
Mais l’analyse globale était que certes mon père était un rustre mais qu’« au fond », (puisque ces mots « au fond » étaient ceux répétés par ma mère) il m’aimait et qu’il était génial, super, ce qui me permettait de retrouver le mythe usuel du bourru violent et cætera, mais, avec « au fond », une âme et des sentiments vrais et généreux, comme dans tous les films et toutes les BD.
J’allais croire par la suite que c’étaient ces termes de « au fond », les propos de ma mère, la négation des faits au profit d’un « au fond » rêvé, qui étaient le problème central. Cela allait être un des gros morceaux de ma psychanalyse : désamorcer le discours maternel ; assumer qu’il n’y a pas de « au fond » ; qu’il n’y a que ce qui est dit et fait.
La découverte que quelque chose n’allait pas, ou qu’au contraire il n’y avait pas là qu’un ensemble de hasards, mais une situation particulière et spécifique, plus qu’une anormalité, une normalité alternative, s’est faite par bribes, par dévoilements successifs et parcellaires, une sortie des brumes progressive, rais de lumière épars dans un ciel chargé, sans évidence ou révélation soudaine.
Parmi les multiples signes que je n’avais pas vus, plus flagrants parce que mettant en jeu d’autres regards que le mien, j’aurais pu noter, à quinze ans d’intervalle, les deux dîners de présentation de belles-familles, ces moments de rencontre obligée entre parents de couple officiel peut-être reproducteur.
Une fois ces deux dîners passés, les deux belles-mères que j’aurais pu avoir avaient été surprises que mon père ait passé le repas à expliquer que j’étais nul, idiot, moins intelligent que lui. Ces étonnements m’ayant été répétés par leurs filles, je n’y avais pas fait plus attention que ça. Les dîners étaient passés et au moins c’était fini. De plus, ces jeunes femmes étaient suffisamment accrochées pour que cela n’ait aucune importance. Et je pouvais suspecter que ces commentaires de mères réutilisés par leurs filles perfides n’étaient que de simples tentatives de dévalorisation de ma famille destinées à montrer l’ampleur du cadeau qui était fait au sale mâle que j’étais : non seulement une fille jolie, intelligente et tout, mais aussi une autre famille comportant plein de petits personnages attachants, la méga-promo bourgeoise usuelle : le pack « schtroumpfette + le village avec ses huit figurines ».
En fait, je n’avais rien remarqué d’anormal ou d’inhabituel. Et puis « au fond » ce n’était peut-être que parce qu’il ne voulait pas s’en défaire que mon père trouvait judicieux de dévaloriser la marchandise auprès des acheteuses et de leurs conseils. Ah, tant d’amour.
Je n’ai jamais présenté d’autres filles que ces deux-là à mes parents, ayant dès le début pris soin d’occulter totalement et maniaquement toutes mes fréquentations, en particulier féminines. Je prenais cela pour de la discrétion ou de l’indépendance, ce n’était certainement que de la prudence.
Je n’avais néanmoins toujours rien compris et, étrangement, c’est par des micro-découvertes anodines que j’ai commencé à appréhender que quelque chose avait été particulier dans mon enfance.
Une de ces premières révélations, et en tout cas une des plus ridicules, a été la lecture d’une liste sur un site Internet humoristique (Topito). J’étais alors futur nouveau père ou jeune père en questionnement quant aux bonnes pratiques à adopter pour bien remplir cette fonction. Et cette liste sarcastique présentait en une quinzaine de points tout ce qu’un père devait faire avec ses enfants : toujours juger laid ce qu’ils font quand ils s’essaient à une activité, toujours leur répéter qu’ils sont nuls, que s’ils échouent une fois ils échoueront toujours, et cætera. J’avais trouvé cela tout à fait amusant, cassant un peu le prêchi-prêcha bobo (tout en l’affirmant de façon différente, mais Internet n’est pas un lieu de contestation radicale). Le journaliste fournisseur de contenu avait bien fait son boulot, une pige bien troussée et rigolote qui valait plus que le sandwich grec qu’il avait reçu en paiement. Un rappel de ce qu’il ne faut pas faire est toujours instructif. On se doute bien qu’on rate toujours une éducation, et que la réussir serait s’être débrouillé pour avoir transmis l’essentiel et limité les erreurs.
Ayant fini ma lecture, puis ayant songé à nouveau aux objectifs de l’éducation, à mon rôle, à la hiérarchisation des priorités et à la définition des fondamentaux (la rêverie usuelle du jeune père), j’avais été pris d’un doute, d’une intuition, un déclic s’était produit, la révélation d’une erreur ou d’un manquement protocolaire : un éclair de scepticisme scientifique.
Et j’avais relu l’article, mais cette fois, non pas en m’imaginant père d’une petite fille merveilleuse et en gloussant devant l’énormité des erreurs, mais en me plaçant comme fils et me souvenant de mon enfance. Et j’ai pensé : « Oh merde. » Je l’ai peut-être même dit, bien qu’il soit assez inutile de parler à son écran d’ordinateur. J’avais tout bon, les quinze points de la liste cochés. Mon enfance avait été une blague de fournisseur de contenus Internet. Je pouvais à loisir en parcourir l’énumération, en voir la version familiale sous prétexte d’humour, la façon de lancer : « Oh il va pleuvoir » si je me mettais à essayer de chanter, les remarques sur mon peu de talent si je tentais de dessiner ou de faire du vélo. Comme toujours sur ce sujet, j’allais vite trouver un prétexte pour penser à autre chose.
Le deuxième grand moment de la révélation fut tout aussi anecdotique. Ce jour-là, je me trouvais avec ma fille dans la salle à manger de mes parents. Elle y prenait son goûter, sous la forme d’un cookie au chocolat. Son grand-père était arrivé et avait commencé par prétendre que ce biscuit était le sien. Ce qui pourrait paraître surprenant si ce n’avait été un genre de tradition chez mon père, un préalable pour annoncer ensuite tout sourire devant la gêne de l’enfant que, certes, c’est son gâteau mais qu’il le lui donne. Coutume si bien ancrée que j’avais déjà eu l’occasion de préciser que je la désapprouvais.
Malgré mes consignes, mon père répète donc son petit jeu. J’explique alors que, non, c’est bien le cookie de ma fille et pas celui de son grand-père, preuve en était qu’il était dans son assiette et que c’était moi qui l’y avais mis. Mon père repart en maugréant que je n’ai aucun humour et que je suis vraiment un sale con. Néanmoins, pour la première fois, plutôt que de prendre la chose comme naturelle, ouragan, pluie ou caprice de la nature, je me demande à quoi cela correspond.
Je vois que cela m’énerve, que je n’aime pas qu’on insécurise ma fille. Mais cela pourrait n’être pas grand-chose de plus qu’une maladresse, ce fameux côté bourru, ce manque de tact de l’ouvrier en bâtiment qui, comme chacun sait, n’empêche pas « au fond » les sentiments vrais.
Je perçois que je connecte cela à une autre habitude de salle à manger de mon père, quand il quitte la table pour aller jeter une bouteille en plastique et s’en sert pour donner un petit coup sur la tête de l’enfant derrière lequel il passe, choc indolore mais pourtant peu agréable, pas suffisamment odieux pour que l’on puisse vraiment s’en formaliser, simple marque de quelque chose difficilement identifiable, pouvoir ou mépris. Un coup que j’avais arrêté lors du déjeuner grand-parental précédent. J’avais alors trouvé mon mouvement de protection consistant à mettre la main au-dessus de la tête de ma fille pour empêcher la bouteille en plastique de la heurter assez violent, tout au moins physiquement signifiant, l’ampleur du geste de défense révélant peut-être le niveau d’agression de ce qui le causait.
Que voulait dire de faire comme si quelque chose était à soi pour pouvoir ensuite montrer sa générosité en l’offrant ? Quel était le sens de l’épisode du cookie ?
Quel était l’intérêt de cette action, que j’avais si fréquemment vue qu’elle m’était devenue invisible, seulement révélée ce jour-là par la présence de ma fille et ma peur de la voir maltraitée ?
On pourrait penser à une volonté d’économiser, de recevoir de la gratitude pour un coût nul, un genre d’optimisation du retour sur investissement en logique économique du rat. Mais il est facile de se faire aimer d’enfants, on s’assoit à côté d’eux sans les embêter, on vaque à ses occupations, un bisou ou un câlin de temps en temps et hop, ils vous aiment, rien de véritablement bien dispendieux et en tout cas moins que la dépense d’énergie liée à un mensonge.
Était-ce cela la perversion ? Le fait de transformer le goûter d’un enfant en moment de glorification de la générosité d’un grand-père ? Était-ce le plaisir qu’il y avait pris et qui avait été visible ? Avait-ce été celui de faire naître la peur ? de faire toujours penser à soi ? de s’immiscer de force dans un esprit ? de parasiter de sa présence les activités et les pensées des autres ? de paraître généreux alors qu’on ne l’est pas ?
Je me rendais compte que je n’avais pas envie de savoir, c’était la tête de mon père, ses désirs, toutes choses auxquelles j’ai toujours préféré ne pas songer.
Et puis c’était « pour rire », même si cela n’avait fait rire personne, ni moi, ni ma fille. C’était ridicule, sans importance, pas de quoi fouetter un chat, une histoire de biscuit au goûter.
Néanmoins j’étais obligé de convenir que l’adjectif pervers pouvait n’être pas lié qu’aux rubriques de faits divers ou aux activités de méchants portant des manteaux en cuir noir, mais également à de simples pratiques quotidiennes.
J’allais devoir me rendre compte que cette perversion encore mal définie à laquelle j’avais été confronté n’avait pas été que le détournement des paroles et des actes mais aussi quelque chose plus proche de son deuxième sens ; « un goût pour le mal et la volonté d’en faire ».
Un soir, j’étais allé enquêter et boire du whisky chez une amie de la famille (qui m’a très certainement sauvé la vie en m’éloignant parfois de mes parents sous prétexte de ski ou de mer). Grâce à cette discussion, j’allais pouvoir commencer à esquisser une chronologie. Elle me révélait que c’était vers mes cinq ans que j’étais passé dans la bouche de mon père de « Christophe » à « ce con de Christophe ». À son ton en le disant je voyais qu’elle redécouvrait que c’était surprenant, même si elle s’y était habituée. Je ne pouvais que convenir qu’on s’habituait à tout. Cela me permettait néanmoins de commencer à dater les débuts de l’agression, des insultes et du dénigrement systématiques.
Mais les raisons d’un début de haine ou de volonté de nuire d’un père à l’égard de son fils de cinq ans ne sont pas évidentes à identifier.
Un de mes rares souvenirs, qui semble dater de cet âge-là, pourrait donner un semblant d’explication. Je suis alors avec ma sœur et mes parents en train de déjeuner. Mon père, pérorant comme d’habitude en bout de table, commence à mal parler de ma mère et à se moquer d’elle. Peut-être l’avais-je sentie blessée ou plus vraisemblablement avais-je noté pour la première fois la méchanceté et l’inutilité de ces commentaires « pour rire » qui ne faisaient rire personne. Je ne sais plus quelles moqueries il lui balançait mais je n’aimais pas. Cela devait heurter mon tout jeune et balbutiant sens de la justice, surtout quand il s’agissait de dire de ma mère qu’elle était nulle, une assertion peu susceptible de convaincre un petit garçon amoureux.
Petit chevalier de six pommes de haut, je partis donc la défendre contre les méchants, peut-être simplement en signalant que justement c’était méchant en plus d’être faux. Je me souviens de mon père se tournant vers moi, d’un moment de blanc, de sa surprise et puis, comme une machine qui se reprogrammait, d’une bordée de commentaires me concernant, d’un flux qui cette fois me visait. Je me souviens de mon sentiment d’être attaqué, de m’être tu, bien incapable de répondre à des insultes d’adulte. J’avais courbé les épaules et enduré l’orage.
Ainsi, vers cinq ans, je serais devenu la nouvelle cible de mon père, parce que j’avais osé le trahir en n’applaudissant pas à sa virulence visant ma mère.
Le pouvoir explicatif de cette théorie n’est pas nul, mais elle reste néanmoins trop flatteuse pour moi, micro-chevalier, lilliputien paladin mais chevalier quand même, ayant choisi de lui-même d’aller combattre les dragons. Cela pourrait facilement ressembler à une construction mentale me permettant de me croire maître de quelque chose dans cette histoire. Toutefois cela aurait l’avantage d’expliquer pourquoi ma mère a laissé faire pendant toutes ces années. Parce que cela reste un grand mystère, cet abandon de ses enfants à la vilenie de son mari, un genre de négation de l’idée même de mère. Mais c’était économiquement rationnel, parce qu’elle avait été la première victime, que mon père s’en prenne à nous et surtout à moi lui permettait de réduire son exposition.
Une autre explication m’était venue en regardant une série télé : Vikings. Les révélations sur mon histoire familiale seront toujours associées à des trucs idiots. En allant vers son drakkar, un grand barbu avec hache et casque à cornes lâchait à son camarade : « Souvent les pères sont jaloux de leurs fils. » Cette phrase me marquait, c’était peut-être ça.
Sauf que cela ne correspondait à rien. On peut être jaloux de son fils quand celui-ci commence à devenir fort, à massacrer plus de chrétiens et à violer plus de femmes, en acquérant plus de prestige auprès de Thor, mais pas quand celui-ci est encore un bambin, tout à fait incapable de vider sa chopine d’hydromel sans vomir pendant trois jours.
Cela ne collait pas. Les agressions et la haine de mon père avaient commencé bien avant l’âge de mes premiers succès. Je veux bien imaginer que ma beauté naissante ait été incroyablement impressionnante, au point de susciter l’envie d’un adulte (il est agréable de penser combien jeune on a été magnifique), mais cela paraît peu plausible.
Je pressentais pourtant une capacité explicative dans cette idée de jalousie, en particulier si on songeait que la jalousie en question portait en fait sur l’attention qu’on pouvait m’accorder et qui donc lui aurait été volée. Usurpation encore plus scandaleuse si on prend en compte la nature de la relation entre mes parents, qui n’est pas vraiment une relation entre un homme et une femme. Outre le fait que ma mère se faisait injurier si les plats n’étaient pas assez chauds, l’analyse du barbu à hache et casque à cornes m’incitait à appréhender que, pour ma mère, beaucoup plus qu’un homme, un amant ou un mari, mon père avait toujours été plus près d’être un fils, certes colérique, méchant et incestueux, mais un fils. C’était la relation que mon père voulait ou pouvait avoir, le prolongement de son expérience avec sa propre mère qu’il avait délaissée pour une autre assistance ménagère, plus efficace et socialement plus acceptée. Une fois cette précision faite, s’éclairait le fait que ma mère servait mon père à table (parce qu’on sert naturellement ses enfants d’un côté et qu’on se laisse volontiers dorloter par sa mère de l’autre), mais aussi la jalousie pour un petit bonhomme qui voulait prendre la place du fils, jalousie qui n’était pas infondée, puisque effectivement j’en étais un, un vrai, enfantin et tout.
L’histoire n’est pas mal et certainement pas si fausse. Néanmoins une autre explication est possible. Le problème est que celle-ci est indicible, supposition tabou que personne ne peut croire, moi y compris, ce genre de choses n’arrivant qu’à la télévision.
On pourrait pourtant imaginer que, mon père sentant qu’il aurait fait quelque chose de condamnable, plutôt que d’en assumer la honte, aurait choisi d’en reporter la faute sur moi. Et puisque aurait eu lieu quelque chose de détestable, de me détester moi. Une mécanique du bourreau haïssant sa victime (un peu tordue, mais pourtant fréquente) qui présente l’avantage supplémentaire de dévaloriser a priori toute parole ou dénonciation du petit garçon, puisqu’il est abruti et con, ce con de Christophe, et qu’on sait très bien qu’il raconte n’importe quoi, et que rien de ce qu’il pourrait dire ne saurait être recevable.

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