Soljénitsyne et la France

Une oeuvre et un message toujours vivants
Auteur : Georges Nivat
Editeur : Fayard
En deux mots...

L'Institut de France et la Sorbonne ont donné abri et prestige à la grande conférence internationale qui s'est tenue en novembre 2018 pour célébrer en France, à Paris, le centenaire de l'écrivain qui fut le quatrième Prix Nobel russe de littérature. En voici les interventions autour du thème "Soljénitsyne et la France" signées par de grands noms et qui mettent en lumière la figure et l'oeuvre de Soljénitsyne vu par le monde intellectuel russe et français.

Georges Nivat est professeur honoraire à l'université de Genève.

26,00 €
Parution : Mars 2021
350 pages
ISBN : 978-2-2137-1719-7
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Présentation de l'éditeur

L'Institut de France et la Sorbonne ont donné abri et prestige à la grande conférence internationale qui s'est tenue en novembre 2018 pour célébrer en France, à Paris, le centenaire d’Alexandre Soljénitsyne qui fut le quatrième Prix Nobel russe de littérature.
Certes il n’a pas élu domicile en France, mais lui et sa femme Natalia y séjournèrent plus que dans tout autre pays occidental, hormis la Suisse et l'Amérique. L'écrivain se déclara même surpris qu’elle soit devenue pour lui ‘’ une deuxième patrie ‘’.
Les ors de la République comme les voix des lycéens et étudiants se sont unis pour questionner l’œuvre d’Alexandre Soljénitsyne, ajoutant ainsi une page importante à l’histoire déjà riche de la « réception » de Soljénitsyne en France. Vingt-six personnalités : politiques, historiens, philosophes, romanciers ou psychanalystes - français, russes, américain, italien - ont évoqué, chacun à sa façon, la vie et l'esprit d'un lutteur, d’un bagnard devenu immense romancier, d'un captif de l'idéologie qui a brisé ses chaînes et retrouvé le Dieu que sa mère et son grand-père lui avaient inculqué. De ces journées comme de ce livre, il restera une impression d'avoir touché aux mains et à l'esprit d'un champion qui s'est libéré et qui peut encore nous apprendre à nous libérer, nous aussi.

Extrait

Prologue de Georges Nivat


« Il est rare de rencontrer un écrivain qui a changé le monde », avait déclaré Bernard Pivot, après avoir reçu trois fois Alexandre Soljénitsyne dans ses émissions de télévision. En France, il faut remonter à Victor Hugo, pour trouver un écrivain qui ait changé le pays et le monde, comme l’a fait Soljénitsyne pour la Russie et le monde. Le cercueil de Hugo fut suivi, depuis l’Arc de Triomphe jusqu’au Panthéon par quelque deux millions d’admirateurs en pleurs. C’est d’ailleurs à cette occasion que le Panthéon fut à nouveau, et définitivement, consacré aux grands hommes de la Patrie. Pour Soljénitsyne, l’hommage fut fervent, mais plus modeste, il repose à Moscou, au cimetière du monastère Donskoï, longtemps réservé à l’aristocratie. On y trouve la tombe du grand historien Klioutchevski, qui voisine à présent avec celle de Soljénitsyne. À quelques pas de là, le général Dénikine et le philosophe Ivan Iline, tous deux « rapatriés » de l’étranger.
Soljénitsyne, à l’instar de Hugo, avait lutté contre le despotisme, il était rentré au pays d’où il avait été banni et dont il avait abattu le régime par son verbe. Aujourd’hui, sa mémoire reste préservée dans trois musées : à Moscou, Riazan et Kislovodsk. Il est réédité, étudié dans les écoles, mais une partie de l’opinion russe lui reste hostile, voyant en lui, à juste titre d’ailleurs, le tombeur de l’URSS. Le lutteur qu’il fut depuis sa jeunesse est encore vivace, le combat se poursuit après sa mort.
Le bannissement l’envoya d’abord à Francfort-sur-le-Main, choisi parce que son ami, l’écrivain allemand Günter Grass, y résidait. Il passa dès le lendemain à Zürich, et resta deux ans en Suisse, avant de s’installer aux États-Unis. Son long séjour en exil, dans la paisible propriété du Vermont, à Cavendish, nous a valu l’extraordinaire roman historique La Roue rouge. Puis la chute du communisme en Russie lui rouvrit les portes de son pays, avec certaines réticences. Il rentra en 1994, et ce fut un retour triomphal par l’Est, par la Kolyma, un chemin émaillé partout de rencontres émouvantes avec les anciens zeks1, ses innombrables compagnons de bagne du Goulag. Il avait redonné la parole à cette Russie mutilée et torturée qui, avec lui et grâce à lui, recouvrait la conscience et la dignité.
Certes, il ne résida pas en France, mais lui et sa femme, Natalia Dmitrievna, y séjournèrent plus que dans tout autre pays occidental, hormis la Suisse et l’Amérique. L’écrivain déclara même qu’elle était, de façon surprenante, devenue pour lui une « deuxième patrie ». La raison principale en était que L’Archipel du Goulag avait été imprimé dans le secret à Paris, par un typographe russe blanc, le frère du danseur Serge Lifar. Et s’il avait été imprimé à Paris, c’était parce que Paris était son état-major clandestin depuis 1966, depuis la fin de sa première carrière d’écrivain en Russie, carrière d’écrivain « soviétique ». Une journée d’Ivan Denissovitch avait stupéfié le monde, c’était le récit d’une journée d’un bagnard soviétique, une journée de survie, mais aussi de courage humble, de résistance de l’âme à la prison sans fin, dans l’univers blanc du camp. Ce livre en disait infiniment plus qu’il ne semblait le faire, et c’était l’embryon d’une révolte immense via la littérature, qui allait se développer comme un arbre cyclopéen. Selon l’expression juste du grand cinéaste Alexandre Sokourov, lors de la conférence de novembre 2018 à Paris, nul ne pouvait prévoir la « croissance si impétueuse de son talent ». Le pouvoir soviétique pensait avoir fait une concession en autorisant la publication d’une nouvelle qui, pour la première fois, mettait en scène des zeks ; mais, comme tout en URSS, cette concession était limitée et réversible.
À la chute de Nikita Khrouchtchev, considéré comme son « protecteur » (la nouvelle de Soljénitsyne abondait la politique de déstalinisation menée par le premier secrétaire du PCUS de l’époque), dès que les forces hostiles au « dégel » reprirent force, avec la longue époque dite de la « stagnation », sous le long et terne règne de Léonid Brejnev, Soljénitsyne entama une lutte que nul n’avait prévue. Celle du veau contre le chêne, ce petit veau attaché par sa longe au chêne, et qui, par d’incessants petits coups de corne, se défait de l’entrave. L’écrivain se libéra de toute entrave. Ni le danger d’être piégé par un camion dans un faux accident de la circulation, ou à nouveau contaminé par un coup de parapluie, ni même la naissance de son premier fils qui lui donnait la responsabilité d’une famille ne le retinrent.

Informations sur le livre