Des pays au crépuscule

Auteur : Camille Lefèbvre
Editeur : Fayard
En deux mots...

Camille Lefebvre nous immerge dans les premiers temps de la colonisation et redonne vie aux mondes qui s'enchevêtrent alors, pour nous aider à saisir comment s'est peu à peu construite la domination coloniale.

24,00 €
Parution : Avril 2021
352 pages
ISBN : 978-2-2137-1810-1
Fiche consultée 55 fois

Présentation de l'éditeur

Au début du xxe siècle, quatre-vingts militaires français accompagnés de six cents tirailleurs envahissent deux puissantes villes du Sahara et du Sahel. La France, comme plusieurs autres pays européens, considère alors les territoires africains comme des espaces à s’approprier. Elle se substitue par la force aux gouvernements existants, au nom d’une supériorité civilisationnelle fondée sur le racisme.
Depuis le cœur de ces deux villes, grâce à une documentation exceptionnelle, Camille Lefebvre examine comment s’est imposée la domination coloniale. Militaires français, tirailleurs, mais aussi les sultans et leur cour, les lettrés et les savants de la région, sans oublier l’immense masse de la population, de statut servile ou libre, hommes et femmes : tous reprennent vie, dans l’épaisseur et la complexité de leurs relations. Leur histoire révèle la profondeur des mondes sociaux en présence ; elle retisse les fils épars et fragmentés des mondes enchevêtrés par la colonisation.
Les sociétés dans lesquelles nous vivons, en France comme au Niger, sont en partie issues des rapports de domination qui se sont alors noués ; s’intéresser à la complexité de ce moment nous donne des outils pour penser notre présent.

Extrait

Introduction

Au cœur du Sahara, à Madama ou Indelimane, dans une indifférence presque générale en Europe, des soldats français mènent depuis 2013 des opérations armées dans le désert à partir des bases de Niamey ou de Gao. Ces militaires ne construisent plus des postes, comme une centaine d’années plus tôt, mais ouvrent ou ferment des bases ; ils ne font plus de tournées de police, mais des raids ; ils n’affrontent plus des indigènes, mais des terroristes ; par contre, ils meurent toujours au combat et continuent d’agir au nom de ce qu’ils considèrent comme « un impératif de respect de la dignité de l’homme et des valeurs que porte la France1 ». En 2019, près de 500 militaires français sont officiellement basés au Niger – un chiffre globalement supérieur au nombre de ceux qui l’étaient pendant l’ensemble de la période où la France a colonisé cette région2. Ils y dirigent des opérations, possèdent des équipements techniquement supérieurs à ceux des armées nationales et leur mort ne suscite pas le même écho médiatique, en Europe ou en Afrique, que celle des militaires nigériens ou maliens.
Dans le Sahel et le Sahara de ce début de XXIe siècle, comme il y a une centaine d’années, certains sont farouchement opposés à cette présence, d’autres y sont favorables, certains sont attentistes, d’autres, stratèges et d’autres encore, violemment combatifs. Plus largement, les relations avec les Français ne sont qu’un élément de configurations bien plus complexes. Néanmoins, une part des pratiques actuelles des armées françaises, mais aussi américaines, réveille les souvenirs des débuts de la colonisation. Les rumeurs et la colère montent au Niger et au Mali contre ce qui est vu comme une tentative de recolonisation de l’Afrique, à bas bruit, sous couvert de coopérations militaires, française ou américaine3.
Les récits que nous faisons de ces événements en France s’attachent, la plupart du temps, uniquement aux actions des militaires français. Le monde dans lequel se déploie cette guerre, qui ne dit pas son nom, intéresse toujours aussi peu en Europe et l’histoire commune de la France et des pays saharo-sahéliens est rarement utilisée pour penser le présent. Les discours médiatiques sont en effet agités par d’autres questions, notamment celle de la place de l’islam et des populations racisées dans la société française, qui sont tout aussi rarement lues au regard de leur généalogie coloniale. Pourtant, loin d’être des faits séparés, ces événements et ces discours composent différentes faces d’une même question, celle de la complexité des legs de la colonisation. Les phénomènes coloniaux ont, de fait, changé les sociétés saharo-sahéliennes, autant qu’ils ont changé les sociétés européennes et ont noué de manière forte les destins de l’Europe et de l’Afrique. Pour mesurer l’importance historique de ces phénomènes et leurs effets de long terme sur nos sociétés, il faut comprendre comment s’est construite la domination coloniale, comment tout cela a commencé.
Les projets et les discours à l’origine des phénomènes coloniaux étaient, on le sait aujourd’hui, bien plus indéterminés et imprécis qu’on ne l’a longtemps pensé. Loin d’être issue de l’adaptation de modèles prédéfinis, la formation des dominations coloniales s’est modelée de manière différenciée en fonction des circonstances, des contextes et des lieux. Étudier ensemble les projets, les discours et les pratiques a ainsi permis de saisir combien les régimes coloniaux n’avaient jamais été ni monolithiques ni omnipotents4. Ce que l’on a peut-être moins mesuré, c’est le rôle déterminant joué dans la mise en place des dispositifs de domination par les enjeux propres des sociétés où la colonisation s’est installée. De même, si des travaux pionniers ont permis de saisir comment l’institution de l’esclavage en Afrique de l’Ouest a été modifiée par la colonisation5, les manières dont l’esclavage a influé sur les débuts de l’occupation coloniale, notamment dans le basculement du rapport de force, n’ont jusqu’ici pas été suffisamment envisagées.
À la fin du XIXe siècle, les sociétés saharo-sahéliennes arrivent au terme d’un processus qui a vu l’esclavage interne y devenir un phénomène massif. Du point de vue de l’organisation sociale, ce sont alors des sociétés esclavagistes, caractérisées par une économie appuyée sur le travail servile, par un poids démographique important des esclaves (entre 25 et 50 %) et par le fait que le statut des individus et des groupes détermine les relations et les institutions sociales6. Pour comprendre les sociétés saharo-sahéliennes du tournant du XIXe et du XXe siècle, il est indispensable de prendre en compte cette importance de l’esclavage. Or, si les discours antiesclavagistes ont été l’un des arguments utilisés pour justifier la colonisation, les militaires coloniaux se révèlent, dans leurs pratiques quotidiennes sur le terrain, incapables de saisir le rôle déterminant de cette question, notamment parce que la gradation hiérarchique des statuts d’esclaves ne correspond pas à l’idée qu’ils se font de cette institution. Ce que l’on désigne en français par le terme unique d’esclavage recouvre, en effet, dans ce contexte une variété de situations et de statuts, et s’accompagne d’une spécificité : la possibilité d’une intégration des esclaves dans la parenté des maîtres7.
Le moment de l’occupation coloniale est une période incertaine, personne ne sait ce qui va advenir, le monde semble sur le point de changer et les statuts et les hiérarchies sociales d’être balayés. Certains parmi ceux qui sont statutairement dominés choisissent alors le parti des militaires français. Mais, rapidement, une forme d’alliance tacite se noue entre les officiers et les élites politiques et religieuses de la région. Cette histoire devient celle d’une domination fondée sur le racisme (celle de la colonisation), qui rencontre un monde organisé autour des hiérarchies statutaires liées à la naissance (celui des sociétés saharo-sahéliennes), dont les groupes dominants s’accordent, pour un temps, sur la préservation des hiérarchies sociales et des privilèges.

Informations sur le livre