Le charlatan

Auteur : Isaac Bashevis Singer
Editeur : Stock

« Hertz Minsker était arrivé à New York en 1940, amenant avec lui une nouvelle épouse qui avait abandonné un mari – et deux enfants – à Varsovie. On racontait qu'il travaillait depuis des années à un chef-d’œuvre qui éblouirait le monde, mais jusque-là, personne n'en avait rien vu. »

Hertz Minsker, pseudo-philosophe, pseudo-sociologue et véritable charlatan, vit aux crochets de son ami d'enfance, Morris Calisher, magnat de l'immobilier. Hertz, séducteur invétéré, a pour quatrième femme la ravissante Bronia, qui ne se remet pas d’avoir laissé derrière elle ses deux jeunes enfants, désormais prisonniers du ghetto de Varsovie. Morris, lui, est marié à la plantureuse Minna.

Depuis des mois, Hertz et Minna entretiennent une liaison passionnée au nez et à la barbe de leurs conjoints respectifs. Quand l'ex-mari de Minna fait irruption dans leurs vies et décide de vendre à Morris des Picasso et des Chagall – tous faux, bien entendu –, le château de cartes s’écroule et les péripéties s’enchaînent.

Avec ce nouveau roman inédit, Singer nous offre une formidable histoire menée tambour battant, mais aussi un grand livre sur l'exil, le déracinement, et la douleur de l’incertitude quant au sort de ceux qui sont restés en Pologne.

22,50 €
Parution : Janvier 2020
416 pages
Collection : La cosmopolite
ISBN : 978-2-2340-8630-2
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Extrait

À leur arrivée, ils disaient tous la même chose : l’Amérique, ce n’est pas pour moi. Mais peu à peu, ils finissaient par trouver leur place et ce n’était pas pire qu’à Varsovie.
Moshe – désormais « Morris » – Calisher avait choisi de se tourner vers l’immobilier et comprit très vite qu’il n’était plus nécessaire d’être expert en la matière, pas plus qu’en Pologne. Vous achetiez une maison, la mettiez en location et encaissiez les loyers – qui vous servaient à vivre et à rembourser votre emprunt. Il restait même de quoi payer cash une deuxième maison. Il suffisait de commencer et Morris Calisher avait fait sa première acquisition en 1935. Depuis, la chance ne le quittait plus.
Les autres réfugiés disaient de lui que, dès qu’il s’agissait de faire des affaires, il était comme un poisson dans l’eau. Il aimait griffonner des chiffres sur les nappes des restaurants ou noter des adresses sur les poignets de ses chemises. Il restait un immigré jusque dans sa façon de s’habiller. Il portait des cols empesés, des guêtres par-dessus ses chaussures – même en été – et un chapeau melon, bien que tout cela fût passé de mode. Il piquait sur sa cravate noire une épingle ornée d’une perle. À sa façon, il rhabillait New York à l’image de Varsovie.
Au lieu de fréquenter le Café Bristol ou le Lurs, il avait ses habitudes dans une cafétéria. Il buvait son café noir dans un verre, pas dans une tasse. Il avait même trouvé quelqu’un qui le lui apportait à sa table car il détestait aller se servir et tenir un plateau comme un serveur. Il fumait le cigare, se grattait l’oreille avec un cure-dent et sirotait sa boisson, le cerveau bouillonnant de toutes sortes de projets. Oui, c’était vrai qu’en Amérique les rues étaient pavées d’or. Il suffisait de savoir où creuser pour en ramasser.
Le pays était au bord de la guerre. Les prix n’arrêtaient pas de grimper et les banques vous accordaient facilement un crédit. Morris Calisher se doutait même que, tôt ou tard, les actions monteraient. Il ne parlait pas encore bien l’anglais mais arrivait à lire le journal et comprenait plus ou moins ce qui se passait à Wall Street. Il déclara à son ami Hertz Minsker :
« Écoute-moi et oublie ces bêtises. Deviens un homme d’affaires, comme tous les autres Juifs. Rappelle-toi ce que je te dis, il suffit de faire le premier pas. Ce n’est pas grâce à Freud que tu gagneras ta vie.
– Tu sais parfaitement que je ne suis pas un disciple de Freud.
– Quelle différence cela fait-il ? Copain de Freud, copain d’Adler ou copain de Jung, ça ne vaut pas une poignée de haricots. Soigner un complexe d’Œdipe ne te permettra même pas d’acheter un oignon.
– Si tu n’arrêtes pas de dire des âneries sur la psychanalyse, je cesse toute relation avec toi.
– Bon, bon, je ne veux pas me mêler de ta science. C’est vrai que je ne connais rien à toutes ces choses, mais je suis quelqu’un de pratique. En Amérique, tu es obligé de changer. Ici, même un rabbin doit devenir un homme d’affaires. Tu es peut-être un nouvel Aristote mais, si tu continues à moisir dans l’appartement d’un autre, personne ne se souciera de toi. Si le Messie lui-même arrivait à New York, il devrait passer une annonce dans le journal. »
Morris Calisher était courtaud, les épaules larges, avec des mains et des pieds démesurés pour sa taille et une très grosse tête – du genre qu’en Pologne on disait « pleine d’eau ». Sur son crâne chauve se dressaient encore quelques touffes de cheveux. Pourvu d’un large front, d’un nez crochu, de lèvres épaisses et d’un cou presque inexistant, il arborait au menton un semblant de barbe, signe qu’il n’avait pas complètement oublié qu’il était juif. Il avait de gros yeux noirs vitreux comme ceux d’un veau.
Il descendait d’une longue lignée hassidique*1 et, dans sa jeunesse, avait étudié à la yeshiva* de Gora, puis fréquenté la cour du rabbi de Sochaczew. Sa première femme, issue d’une riche famille, était morte au bout de quelques années, lui laissant un fils et une fille, qu’il avait respectivement nommés Leibele, comme son grand-père paternel et Feige Malka, comme sa grand-mère maternelle. Mais ils se faisaient désormais appeler Leon et Fania. Leon étudiait en Suisse et était sur le point d’obtenir à Zurich son diplôme d’ingénieur en électricité. Fania, âgée de vingt-deux ans, avait fréquenté l’université à Varsovie, puis suivi des cours à celle de Columbia. Elle avait quitté l’appartement de son père pour s’installer à l’hôtel car elle ne s’entendait pas avec sa belle-mère. Pour faire plus américain, elle venait de changer son prénom en « Fanny ».
La seconde épouse de Morris Calisher, Minna, jurait qu’elle traitait mieux Fania que ne l’aurait fait sa propre mère. Elle se sacrifiait pour elle mais, à sa bonté, la jeune fille ne répondait que par de la méchanceté. D’humeur sans cesse maussade et, qui plus est, un peu antisémite, elle se moquait ouvertement de son père. Elle l’avait d’ailleurs prévenu qu’elle n’épouserait jamais un Juif, ce qui lui valut une gifle. Peu après, elle avait déménagé. Morris lui envoyait un chèque par la poste toutes les semaines.
Il continuait sa discussion avec Hertz Minsker :
« Si tu ne veux pas te lancer dans les affaires, ouvre un cabinet de consultation. À New York, ce ne sont pas les cinglés qui manquent.
– Pour cela, il faut, comment appelle-t-on ça, une accréditation.
– Mais tu as étudié. Tu as lu Freud.
– Je devrais passer un examen.
– Mais pour toi, ce n’est pas un problème, n’est-ce pas ?
– J’ai encore du mal avec l’anglais. En outre, je ne veux pas consacrer ma vie aux femmes riches de Park Avenue. Ce n’est pas ce que je recherche.
– Alors tu veux quoi ? La lune et les étoiles ?
– Laisse-moi tranquille. Je ne peux pas démarrer une nouvelle carrière au milieu d’une catastrophe mondiale. Ce Hitler n’a rien d’une blague. C’est le pire des démons, Asmodée lui-même, venu éteindre la dernière étincelle – lui d’un côté et Staline, que son nom disparaisse à jamais, de l’autre. Si tu aimes les comparaisons, c’est la guerre entre Gog et Magog. Jusqu’ici, des pierres ne sont pas encore tombées du ciel, mais que sont les bombes ? Les Juifs de Pologne courent de terribles dangers. Qui sait ce qui va se passer là-bas ? Je ne pourrais pas, au milieu de ce drame, rester assis à écouter les plaintes d’une yenta* américaine qui, à soixante-dix ans, regrette de ne pas avoir trompé son mari quarante ans plus tôt. Je t’en prie, cesse de me croire psychanalyste. Pour moi, c’est la pire des insultes. Comme si tu me plongeais un couteau dans le cœur.
– Dieu m’en préserve ! Je ne veux pas te faire de peine. Tu sais tout le bien que je pense de toi. C’est juste que je suis triste pour ta femme. Ce n’est pas une vie pour elle. Après tout, elle était habituée à un certain luxe.
– Je ne l’ai pas forcée. Elle savait d’avance à quoi elle s’engageait.
– Oui, mais nous, les hommes, sommes taillés dans un matériau plus solide. Les femmes s’attachent à des petits détails. Là où vous habitez, les fenêtres donnent sur un mur. Je t’ai supplié mille fois de louer un appartement dans mon immeuble. Maintenant, tout est pris.
– Je ne le voulais pas et elle ne le voulait pas non plus. Tu nous as aidés à venir en Amérique, cela suffit. Je ne veux pas devenir pour toi une véritable sangsue. En fait, elle a commencé à travailler aujourd’hui.
– Vraiment ? Et où cela ?
– Dans une sorte d’usine.
– Cela ne va pas. Ce n’est pas pour elle.
– Je te répète que je ne l’ai pas forcée. C’est elle qui l’a décidé. Je l’avais mise en garde dès le début. Que pouvais-je faire de plus ? La nuit dernière, j’ai rêvé qu’une terrible explosion se produisait et que tous les gratte-ciel s’écroulaient. L’Empire State Building oscillait comme un arbre au milieu d’une tempête. Même si ce n’était qu’un rêve, après je n’ai plus pu me rendormir.
– Ils ne détruiront pas New York.
– Pourquoi pas ? Jérusalem aussi était une belle ville. Tout dépend de la volonté du ciel. D’habitude, c’est Là-Haut qu’on décide que les barbares vaincront. Pourquoi serait-ce différent cette fois-ci ? À moins que la fin des jours ne soit réellement arrivée.
– Mais en attendant, la vie continue. Je vais te chercher un café et un gâteau ! »

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