La parole enchaînée

Auteur(s) : Joshua Wong, Jason Y. Ng
Editeur : Stock

Né à Hong Kong en 1996, Joshua Wong a un parcours hors du commun. À quatorze ans, il s’engage dans la lutte contre le gouvernement chinois et son programme d’éducation et fonde le groupe Scholarism. En 2014, il devient le visage de la « révolution des parapluies », mouvement s’opposant au projet du gouvernement de limiter la portée du suffrage universel pour l'élection du chef de l'exécutif de Hong Kong. En juin 2019, tout juste sorti de prison, Joshua prend la tête des manifestations massives contre le projet de loi sur les extraditions vers la Chine continentale.
Véritable figure de proue du mouvement pro-démocratique à Hong Kong, ses actions ont été relayées dans le monde entier, ce qui a lui a valu une nomination pour le Prix Nobel de la paix… et plus de cent jours de prison ferme.

Dans ce manifeste, le jeune activiste raconte l’histoire de son engagement, sa genèse mais aussi son futur et livre aux lecteurs ses lettres de prisonnier politique. La parole enchaînée relaye ce cri pour la démocratie et cette nécessité de se soulever pour nos droits, à Hong Kong ou ailleurs.

Traduction : Elsa Maggion
22,00 €
Parution : Février 2020
250 pages
ISBN : 978-2-2340-8950-1
Fiche consultée 18 fois

Extrait

Je suis né en 1996, l’année du Rat de feu, neuf mois avant la rétrocession de Hong Kong à la Chine.
Selon le zodiaque chinois, qui fonctionne sur un cycle de soixante ans, le Rat de feu est audacieux, rebelle et bavard. Même si, en tant que chrétien, je ne crois ni à l’astrologie orientale ni à l’astrologie occidentale, ces prédictions de caractère sont assez proches de la réalité – surtout en ce qui concerne la volubilité.
« Quand Joshua était encore bébé, même avec un biberon dans la bouche, il faisait toutes sortes de sons, comme s’il prononçait un discours sur une estrade. » Ma mère me présente encore aux nouveaux paroissiens de cette manière. Je n’ai pas le moindre souvenir de ce que je faisais bébé, mais sa description est parfaitement crédible et je lui fais entièrement confiance.
À sept ans, on m’a diagnostiqué une dyslexie, un trouble de l’écriture et de la lecture. Mes parents avaient déjà remarqué les premiers signes : des caractères chinois élémentaires me posaient problème. Je ne parvenais pas à différencier des mots simples que les enfants apprennent à la maternelle en quelques jours, tels que « grand » (大) et « très »(太). J’ai fait les mêmes fautes dans les devoirs à la maison et les contrôles jusqu’à mon adolescence.
Mais mes difficultés d’apprentissage n’ont pas affecté mon élocution. En m’exprimant avec assurance, j’ai pu compenser mes faiblesses. Le microphone m’adorait et je l’adorais encore davantage. Enfant, je racontais des plaisanteries en cours de catéchisme et posais des questions que même les enfants plus âgés n’osaient pas poser. Je bombardais le pasteur et les anciens de questions telles que : « Si Dieu est si miséricordieux et bon, pourquoi laisse-t-Il les pauvres souffrir dans des cages à poules à Hong Kong ? » et « Nous faisons des dons à l’église tous les mois, où va l’argent ? ».
Quand mes parents m’amenaient en voyage au Japon et à Taïwan, j’attrapais le micro du guide et partageais des anecdotes trouvées sur Internet à propos des lieux à visiter et des activités à faire, passant d’un sujet à l’autre le plus naturellement du monde. Le public m’encourageait.
J’étais un moulin à paroles curieux de nature et, où que j’aille, je récoltais éloges et rires. On aurait pu me considérer comme un casse-pieds autoritaire, mais grâce à ma petite taille et à mon visage poupin, j’étais pardonné parce qu’on me trouvait « mignon », « excentrique » ou « précoce ». Bien que certains professeurs et parents eussent aimé que ce petit Monsieur Je-sais-tout se taise de temps en temps, ils restaient en général minoritaires et j’étais très apprécié à l’école et à l’église. « Votre garçon est spécial. Ce sera un grand avocat un jour ! » disaient les fidèles à mon père.
En Occident les gens peuvent considérer un enfant spontané comme un politicien en herbe ou un futur militant des droits de l’homme, mais à Hong Kong – une des zones les plus capitalistes du monde – on ne souhaiterait pas ces choix de carrière à son pire ennemi. Une carrière lucrative dans le droit, la médecine ou la finance est l’incarnation de la réussite pour tous les parents. Mais les miens ne voient pas les choses de cette manière et m’ont élevé dans un autre état d’esprit.
Mes parents sont de fervents chrétiens. Mon père a occupé un poste dans l’informatique avant de prendre une retraite anticipée pour se concentrer sur les activités paroissiales et communautaires. Ma mère travaille dans un foyer associatif qui offre des services de thérapie familiale. Ils se sont mariés en 1989, quelques semaines après que le gouvernement chinois a déployé des tanks pour écraser les étudiants qui manifestaient sur la place Tiananmen. Ils ont décidé d’annuler la fête des noces et ont envoyé ce simple message manuscrit à leurs amis et à leurs familles : « Notre nation est en crise, les jeunes mariés ne feront pas de cérémonie. » Dans une culture où un banquet de mariage tient autant du rite de passage que le mariage lui-même, leur décision était à la fois noble et audacieuse.
Mon prénom chinois, Chi-fung, est inspiré de la Bible. Les caractères 之鋒 signifient « chose pointue », une référence au psaume 45:5 qui nous enseigne : « Tes flèches sont acérées ; des peuples tomberont à tes pieds ; elles perceront le cœur des ennemis du roi. » Mes parents ne souhaitaient pas que je perce des cœurs, mais ils voulaient que je dise la vérité et que je la brandisse comme une épée pour mettre fin aux mensonges et à l’injustice.
Abstraction faite de ma loquacité peu commune, j’étais un enfant très normal. À l’école primaire, mon meilleur ami s’appelait Joseph. Il était plus grand que moi, plus beau, et il avait de meilleures notes. Il aurait pu fréquenter les enfants plus populaires, mais nous avons noué des liens à cause de notre tendance à papoter sans fin et à bavarder en classe même si sept tables nous séparaient. En deuxième année de primaire (de six à sept ans) notre enseignant, M. Szeto, en avait tellement assez de nos bavardages incessants qu’il a déposé une demande auprès du directeur pour qu’on nous mette dans des classes différentes l’année suivante. Mais cela n’a pas fonctionné.
Joseph et moi étions inséparables. On se retrouvait chez l’un ou chez l’autre après l’école pour jouer aux jeux vidéo et échanger des mangas. Le premier film que j’ai vu au cinéma, Batman, le chevalier noir, un blockbuster hollywoodien qui se déroule en partie à Hong Kong, je l’ai vu avec Joseph.
Mais nous n’avions pas que cela en commun. Notre classe était de celles créées juste après la rétrocession. Nous sommes la génération venue au monde pendant l’événement politique le plus important de l’histoire de Hong Kong. Le 1er juillet 1997, après cent cinquante-six ans de domination britannique, Hong Kong s’est défaite de son passé colonial et est retournée dans le giron de la Chine communiste. Le transfert de souveraineté aurait dû être un moment de fête – la réunification de la mère patrie et de son enfant et l’opportunité pour l’élite locale du monde des affaires de toucher le marché du continent encore émergent –, mais pour la plupart des Hongkongais ordinaires, il n’en était rien. Nombre de nos proches et de nos amis avaient quitté Hong Kong des années avant cette date fatidique par crainte du régime communiste. Au moment de ma naissance, presque un demi-million de citoyens avaient émigré vers des pays tels que les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Pour eux, le communisme représentait les troubles politiques engendrés d’une part par le Grand Bond en avant – une campagne économique ratée entre 1958 et 1962 pour industrialiser la Chine, qui a entraîné la mort de quelque trente millions de paysans victimes d’une famine de masse – et d’autre part par la Révolution culturelle – un mouvement sociopolitique entre 1966 et 1976 conduit par le président Mao Zedong destiné à purger le pays de ses penchants capitalistes et éliminer les rivaux politiques. C’est à cause du communisme qu’eux et leurs parents avaient fui vers Hong Kong ; l’idée d’être rendus aux « voleurs et aux meurtriers » – pour reprendre les mots de ma grand-mère – auxquels ils avaient échappé était à leurs yeux terrifiante et inconcevable.
Mais pour moi, c’étaient de simples rumeurs. Pour quelqu’un qui a grandi sous l’autorité chinoise, ce n’était rien de plus que des histoires et des légendes urbaines. Le seul drapeau que j’avais jamais vu dans des endroits publics et devant les bâtiments gouvernementaux était le drapeau rouge chinois aux cinq étoiles. Hormis les bus à étage de style londonien et les noms de rues anglais – par exemple Hennessy, Harcourt et Connaught –, je n’ai pas de souvenir du Hong Kong colonial et je ne ressens aucun attachement pour la souveraineté britannique. Bien que de nombreuses écoles locales comme celles que j’ai fréquentées continuent d’enseigner l’anglais, on apprend aux élèves à s’enorgueillir des nombreuses réussites économiques de la Chine moderne, en particulier de la manière dont le Parti communiste chinois a sorti des centaines de millions de personnes d’une extrême pauvreté. À l’école, on nous a enseigné que la loi fondamentale, mini-Constitution de Hong Kong et document durement négocié auquel ont travaillé la Chine et la Grande-Bretagne avant la rétrocession, débute par la déclaration suivante : « La région administrative spéciale de Hong Kong est une partie inaliénable de la République populaire de Chine. » La Chine est notre mère patrie et, tel un parent bienveillant, elle n’oubliera jamais de défendre au mieux nos intérêts dans le cadre défini par la formule « un pays, deux systèmes ».
Le principe a été repris dans la déclaration commune sino-britannique, un accord international signé par la Grande-Bretagne et la Chine en 1984. « Un pays, deux systèmes » a été imaginé par Deng Xiaoping, leader suprême à l’époque, qui avait besoin d’une solution pour endiguer la fuite des cerveaux et des richesses de Hong Kong à l’époque des pourparlers pour la rétrocession. Deng voulait assurer aux citoyens qui fuyaient la ville qu’elle serait réunie avec la Chine continentale sans perdre ses systèmes politique et économique distincts. Il a fait à la ville cette célèbre promesse : « les chevaux courront encore et les danseurs danseront encore » sous l’autorité chinoise.
La stratégie de Deng a fonctionné. Le principe « un pays, deux systèmes » a aidé Hong Kong à vivre en douceur sa transition de colonie de la Couronne à région administrative spéciale. Pour la plupart des gens, la rétrocession s’est avérée faire beaucoup de bruit pour rien. Peu après minuit le 30 juin 1997, sept millions de Hongkongais, les yeux rivés sur leur écran de télévision, ont pu voir Chris Patten, le dernier gouverneur de Hong Kong, sortir de la résidence du Gouverneur pour la dernière fois. Quand Patten est monté à bord du Royal Yacht Britannia accompagné du prince Charles, tout le monde a poussé un soupir de soulagement car malgré ce départ en grande pompe, presque rien n’avait changé à Hong Kong. De nombreuses personnes ont pensé que ceux qui avaient fui le pays avaient dramatisé la situation et sous-estimé la bonne volonté de la Chine.
Ma première expérience du principe « un pays, deux systèmes » a été viscérale, loin des traités et des cadres constitutionnels. Quand j’avais cinq ans, mes parents m’ont emmené passer de courtes vacances à Guangzhou, la capitale de la province de Guangdong, dont Hong Kong fait aussi partie. C’était en 2001, l’année où la Chine a rejoint l’Organisation mondiale du commerce et où son miracle économique a démarré.
À l’époque, Guangzhou était encore un endroit reculé comparé à Hong Kong. La connexion Internet y était mauvaise et de nombreux sites étaient bloqués. Les habitants parlaient cantonais comme nous, mais ils se comportaient différemment – à Hong Kong on ne s’accroupit jamais dans les rues et on n’y crache pas ; nous faisons toujours la queue debout et attendons notre tour pour nous adresser aux vendeurs ou aux serveurs. Il n’en va pas de même en Chine continentale.
En outre, les voitures roulaient de l’autre côté de la route et les clients réglaient avec de petits billets abîmés appelés renminbi. Les panneaux et les menus étaient écrits en chinois simplifié, des caractères qui avaient l’air familiers, mais qui différaient de ceux, traditionnels, que nous employons à Hong Kong. Même le Coca-Cola avait un goût différent parce que l’eau utilisée avait un arrière-goût bizarre. Je me souviens avoir pensé : « Je préfère Hong Kong. »

De la génération de mes parents à la mienne, les enfants de Hong Kong ont grandi avec les séries animées japonaises. Depuis longtemps les Hongkongais considèrent le Japon, dont l’économie est de loin la plus avancée d’Asie, comme un lanceur de modes et un exportateur de tendances. Je suis un fan absolu de la série de science-fiction Gundam, la réponse japonaise aux franchises Marvel et DC. Beaucoup de mes saisons préférées – Mobile Suit Gundam 00, Gundam Seed et Iron-Blooded Orphans – ont un même fil conducteur : elles racontent l’histoire d’un jeune orphelin qui lutte pour trouver sa place dans le monde en passant d’une famille adoptive à une autre.
Le thème récurrent de l’enfant adopté dans mes dessins animés du samedi matin me rappelle ma ville. De bien des façons, Hong Kong est comme une enfant adoptée élevée par une famille occidentale et, sans qu’elle y consente, rendue à ses parents biologiques chinois. Mère et fille ont très peu en commun, de la langue aux coutumes en passant par leur vision de leur gouvernement. Plus on oblige l’enfant à se montrer affectueuse et reconnaissante envers sa mère perdue de vue depuis longtemps, plus elle résiste. Elle se sent perdue, abandonnée et seule. « Un pays, deux systèmes » aurait pu permettre à l’ancienne colonie de vivre sans heurt sa transition à l’autorité chinoise en 1997, mais il fait peu pour soulager sa crise identitaire croissante. Hong Kong n’est pas britannique et ne veut pas être chinoise, et son besoin d’affirmer son identité distincte s’intensifie d’année en année.
Voilà qui résume à peu près l’état d’esprit de ma génération – la première à grandir après la fin de la souveraineté britannique, mais avant la mise en place de l’autorité chinoise. Les sentiments ambivalents que nous nourrissons envers notre prétendue patrie nous incitent à chercher des moyens de remplir le vide affectif. Nous luttons pour nous tailler une place dans le monde et développer une identité à notre image. De plus en plus, nous considérons notre culture pop, notre langue, notre alimentation et notre mode de vie unique comme les fondements de l’image que nous avons de nous-mêmes. Préserver les quartiers pittoresques, soutenir les produits locaux et éviter au cantonais de se voir remplacé par le mandarin devient peu à peu une croisade de la jeunesse.

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