Le premier qui tombera

Auteur : Salomé Berlemont-Gilles
Editeur : Grasset

Lorsqu’il quitte Conakry avec sa famille pour fuir Sékou Touré, Hamadi a 11 ans, des parents qui s’aiment, un père respecté qu’on appelle Le Chirurgien, une mère douce et belle de qui il est le préféré, trois frères et sœurs dont il se sent déjà responsable. 40 ans plus tard, c’est un homme rompu qui hurle sur un brancard dans un hôpital parisien, ivre pour la énième fois. Ce jour-là, ses frères et sœurs, ceux venus d’Afrique et les deux nés Français, décident de le faire interner. Hamadi n’est plus l’aîné, fierté de la lignée, mais sa honte. Que s’est-il passé entre-temps ?
Le déclassement et la chute progressive de la famille. Les diplômes du père ne valant rien en France, il finit infirmier dans un hospice pour vieux ; ils migrent tous à Bobigny, Marie trouve un emploi dans un supermarché, Hamadi des amis, les membres de « La Fraternité », quatre gosses rieurs et bagarreurs, tendrement cruels, qui l’initient à la petite délinquance. Rapidement, il quitte l’école, rentre au service de Serge, proxénète et trafiquant du coin, pour surveiller ses filles, la nuit, au bois de Boulogne. Parmi elles, il y a Khadija, dont Hamadi tombe amoureux. Pour elle, il perd la tête, rêve d’une vie nouvelle ailleurs, et met en danger la vie de l’un de ses frères. Les choses tournent mal. Seul l’alcool pourra calmer sa peine et sa culpabilité.
Dans ce puissant premier roman, Salomé Berlemont-Gilles retrace les cinquante premières années d’un petit garçon tendre et fort qui se cognera vite aux murs de notre société pour découvrir le mensonge des mots inscrits au frontispice des bâtiments de notre République. C’est l’histoire d’un homme qui tombe, comme des milliers d’autres aujourd’hui. Mais c’est aussi celle des personnages qui, autour de lui, se battent pour le sauver et s'en sortir eux-mêmes, et parfois réussissent. Avec une poésie et une force foudroyantes, cette jeune auteur de seulement 26 ans signe son entrée en littérature.

Premier roman

19,00 €
Parution : Janvier 2020
288 pages
ISBN : 978-2-2468-1438-2
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Extrait

Conakry

Il ne se souvient pas de son enfance. Il a oublié l’Afrique. Il se rappelle l’histoire de sa famille, la légende de sa lignée, cette époque douce et diaphane sans cris et sans violence, mais Conakry n’est plus qu’un rêve. Le fantasme d’une origine.
Hamadi a toujours été le fils préféré, le premier né, celui qui avait hérité de la beauté de sa mère et de la force de son père. La légende de ses parents précède son existence et résonne sur toutes les côtes de l’Ouest. De sa mère, on dit qu’elle est la plus belle femme d’Afrique. Elle vient de la campagne, d’une riche famille peule qui a toujours su qu’elle aurait un destin exceptionnel. Elle est pâle, ses traits sont fins. Son visage, structuré par des sourcils épais et sombres qu’elle redessine au crayon gris, s’illumine quand elle sourit – toujours de la même manière, entièrement, jusqu’à découvrir toutes ses dents. Sous le lin de ses habits, on distingue ses formes. Elle n’a pas connu d’homme qui ne l’aimait pas, mais elle n’a pas eu de mal à choisir celui qui partagerait sa vie. Ses parents l’ont laissée libre. Elle a rencontré le Chirurgien à une réception où sa mère lui avait dit d’aller quand elle n’avait encore que seize ans. Il était grand, champion de saut en longueur. Il avait des lunettes rondes, revenait de France et connaissait toute l’Europe. Il parlait de Paris et de Nice, de Lisbonne et des fleurs rouges aux fenêtres des villages du Limousin. Son regard avait la légèreté des hommes importants. Ceux qui réussissent naturellement, comme si l’excellence leur appartenait. Elle l’a aimé pour sa facilité qui lui rappelait la sienne. Ils se sont fiancés vite mais ont attendu pour se marier. La vie qu’il lui a offerte est celle qu’elle veut – l’amour calme, la passion raisonnée, la confiance, et de longues heures seule, loin de lui, quand il travaille à l’hôpital. Il lui avait promis de lui construire une maison blanche comme elle. C’est là qu’Hamadi naît, dans une grande bâtisse du centre de Conakry.
Les angles de l’édifice rectangulaire meurtrissent le ciel, immobiles dans l’épaisseur des nuages et la lourdeur du temps. La rumeur de la ville est loin, et la maison, une tache immaculée dans un ensemble dominé de gris et de rouge, protégée à l’entrée par des grilles. Elles sont là pour tenir à distance la rue qui crache des bruits de mobylettes, d’animaux et de voix qui s’interpellent. Pour séparer le blanc du rouge, aussi. Alors, le sang qui épaissit la terre brune des routes est celui des autres et rien ne fait mal, Hamadi est à l’abri des conflits du continent et d’ailleurs. Tout le monde voit l’océan de la fenêtre des chambres et les bonnes sont calmes et soumises, elles passent lentement d’une pièce à l’autre sans parler, sans sourire non plus. En prolongement des pièces spacieuses, la piscine bleue dégorge sur la mer. Il ne s’y baigne pas parce qu’il ne sait pas nager, son corps sombre dans l’eau comme les cailloux polis qu’il jette dans la mer quand il s’ennuie. Il s’assied souvent sur la pierre mate, au bord de la grande flaque artificielle. Étouffé par l’espace, enfermé dans le silence imposé par le luxe et la bonne éducation. Le repos et les siestes ponctuent ses journées, rythmées par le bruit des vagues qui s’essorent sur le sable. À cette époque, il a le souvenir d’avoir été seul.
Il profite de ces premières années dans l’insouciance propre aux aînés. Il s’invente d’autres passions, ajoute à cette famille trop partielle. Il fait même de sa bonne préférée, Satimata, une mère d’élection. La domestique est longue et étroite. Elle a un nez épaté et de petites lèvres minces, la peau la plus noire qu’il connaisse, des cicatrices circulaires coulent le long de son dos. Elle ne le prend jamais dans ses bras, elle range le désordre en silence avec un regard d’eau. Un après-midi, alors qu’il dort dans le lit de sa mère et que Satimata lui caresse le visage avec le dos de la main, il sent ses phalanges osseuses amorties par l’élasticité de sa joue d’enfant riche. Il est encore à moitié endormi quand elle s’approche, assommé par une chaleur qui emplit ses poumons. C’est la seule fois où elle le touchera mais cette caresse est un des moments les plus forts de son enfance. Après ce jour, il la regardera avec la complicité et l’assurance de celui qui sait. Elle est la mère biologique et secrète qu’on lui refuse, maternelle par pulsion et détachée par devoir, comme les chiennes rousses qui portent leurs petits dans leurs gueules le long du bord de mer et qui les laissent crever de faim quand elles ne peuvent plus faire autrement. Une mère aimante mais pragmatique qui sait qu’on ne peut s’attacher aux enfants parce qu’ils vivent rarement assez pour devenir des hommes, et qu’ils n’ont que faire, une fois devenus grands, de l’amour des mères. Il l’aime parce qu’elle est la mère qu’il s’est choisie. Il la suit de pièce en pièce et la regarde avec tendresse. Marie la Blanche et le Chirurgien rient parfois de cet enfant qui aurait rêvé d’être le fils de la bonne.
L’arrivée de Fatimata, deux ans plus tard, perturbe à peine cet équilibre. Le règne d’Hamadi est trop établi pour qu’il soit dérangé par une petite sœur. Elle s’agrège au quotidien sans qu’on la remarque vraiment, immédiatement consciente de ne pas être celle qui fait la famille. Elle commence en seconde position. Mais avec la naissance des plus jeunes quatre ans plus tard, la vie s’installe dans la villa – le silence est rompu par les cris frustrés des enfants qui n’ont plus l’égoïste attention de leur mère, les rires, les débuts de complicité fraternelle et les râles des combats portés par une haine courte et intense. Après Hamadi et Fati viennent une autre fille et un garçon, Aïssa et Yero. À eux quatre, ils sont les enfants africains. Les autres seront étrangers.
Dans la villa du bord de mer, les années trottinent comme les servantes dans les couloirs ; incessantes, discrètes, semblables. Le premier jour de la semaine, les bonnes passent dans les chambres et rassemblent les habits des petits. Personne n’a le droit de s’approcher des appartements des parents, sauf la plus vieille des servantes. Avec ses cheveux gris tirés en arrière, Marie lui fait confiance. L’escalier pour atteindre leur étage fatigue les enfants quand ils montent pour pleurer devant leur porte, la froideur du marbre endort leurs pieds autrement laissés nus. Alors que les plus jeunes restent à la maison, Hamadi et Fati partent en classe. Ils vont à l’école des Blancs, où la maîtresse est une Française qui porte des jupes vichy bleues ou roses. Le chauffeur les emmène dans une voiture sombre, les vitres noircissent le paysage qui défile dans l’habitacle gainé de cuir. Hamadi joue avec l’accoudoir rigide, l’abaisse et le relève, feint de se coincer les doigts entre le coussin et le siège. À côté, sa sœur relit ses cahiers, elle s’applique et presse ses pouces contre les pages jusqu’à ce qu’ils se décolorent, son besoin d’être la meilleure crispe tout son corps, ses ongles raclent la couverture de plastique avec laquelle elle les a emballés. Le chauffeur ne parle jamais. L’école est à l’autre bout de la ville, ou peut-être assez près de la maison, l’itinéraire semble long aux aînés. Devant la maison blanche, la rue est goudronnée. La voiture glisse sur le bitume. Conakry déborde sur les villages limitrophes, les mange les uns après les autres. Dans cette partie de la ville pourtant, on trouve toujours des parcs à la française, des maisons à toits verts et à vérandas, vestiges d’un temps où l’on pratiquait, le long des rivières du Sud, un commerce de chair et de sang : cicatrice de ces destins brisés depuis les capitales du Nord, maisons-stigmates du triangle noir et des années de domination française. Une histoire de violence qui s’étend de la traite négrière aux années d’occupation. La jolie petite capitale aux allées inégalement bordées de manguiers est devenue l’illusoire table rase sur laquelle les colonisateurs ont voulu apposer leur marque. Hamadi vit dans l’un de ces quartiers lumineux où même le vent n’ose pas déranger. Le Chirurgien est fier d’être un homme noir dans ce quartier de Blancs. Il sait ce que les enfants n’imaginent pas. On lui a raconté le passé de la mer et des bateaux au ventre plein de Guinéens. Ceux qu’on a vendus, ceux qui ont fui.
Quand les pneus crissent, Hamadi est déjà loin de chez lui. Il n’y a plus de grilles hautes et de maisons géométriques, seulement la terre rouillée par la pluie et moulue par les hommes, les bêtes et les machines qui crachent du cambouis et salopent l’air de fumées charbonneuses. Terre minière, terre d’effort, terre de bauxite. Monotone, la piste suit les berges du bord de mer. Les hommes et les femmes salissent leurs chaussures sur le sol, marchent en grappes ou séparés, leurs vêtements chamarrés couvrent leurs jambes. Certains, en maillots de corps élargis et pendants, emplissent la ville de points de couleur. Les femmes, toujours élégantes, semblent venues d’une autre ville distinguée qu’on aurait cachée. Hamadi fixe par la fenêtre une fillette un peu plus jeune que sa sœur, qui soutient avec sa main le plateau de fer usé qu’elle porte sur la tête. Autour de son cou, elle a noué une bande de dentelle brunie. Hamadi la trouve belle, mais pour rien au monde il n’aurait osé le lui avouer. À la maison, il est le premier né, le fils que Marie attendait. Elle l’appelle Hamadi-Chéri et lui caresse sans cesse la tête. Hamadi-Chéri ne fera pas de boxe comme son père, on lui casserait le nez – on enverra Yero. Hamadi-Chéri sera professeur, il ira étudier en France. Hamadi-Chéri est le seul à qui Marie donne des fruits enrobés de sucre. Il est celui qu’elle protège le plus. Mais loin de la maison, sa mère ne peut plus le protéger, et Hamadi peine à se défendre seul. Au début de l’année, à la visite médicale, l’institutrice lui a dit qu’il était trop gros, pour un Africain : elle prétend connaître la morphologie que doivent avoir les élèves selon leurs provenances et leurs ethnies. Depuis, elle le répète souvent. Les autres enfants se moquaient aussi de lui, sans conviction, pour le principe, jusqu’au jour où Marie l’a appris de la bouche jalouse de Fatimata. Alors Marie a fait venir la Couturière et ses aides et pendant des heures, elles ont mesuré Hamadi en montrant à sa mère, concentrée, des échantillons de tissus à la mode de Paris. À la fin de la semaine, dans son costume bleu et brillant, elle l’a emmené en personne à l’école, habillée d’une robe ivoire ouverte aux épaules. Après ça, aucun enfant ne s’est plus moqué. Engoncé sous ses épaulettes, Hamadi serrait la main de sa mère.

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