Silence, on cogne: Enquête sur les violences conjugales subies par des femmes de gendarmes et de policiers.

Auteur(s) : Sophie Boutboul, Alizé Bernard
Editeur : Grasset

Alizé Bernard a été victime de violences conjugales. Si elle savait les difficultés qu’ont les femmes à parler et à se faire entendre, elle n’imaginait pas combien le statut de son conjoint rendrait son combat pour s’en sortir plus difficile encore. Car ce dernier était gendarme. Or comment faire quand celui qui vous bat se sert de son statut, représentant de l’ordre, de sa place dans l’institution policière, de sa connaissance des procédures et des liens supposés de solidarité avec ses collègues, pour vous intimider, vous dissuader de vous défendre et faire valoir vos droits ? A Sophie Boutboul, journaliste travaillant sur les violences faites aux femmes, elle a accepté de raconter son histoire ; les mois de silence, isolée en caserne, persuadée que nul n’accepterait de la croire, la peur démultipliée devant un homme incarnant la loi et disposant d’une arme de service, puis les années de luttes, seule, pour faire valoir ses droits malgré les obstacles qu’elle dénonce ; les tentatives de dissuasion de certains gendarmes, les procédures non respectées, l’absence de sanction hiérarchique, l’indulgence de certains juges. L’impression de se battre contre un système.
Au récit de son combat étape par étape, répond, en alternance, l’enquête qu’a menée Sophie Boutboul. Car le cas d’Alizé n’est pas isolé. Chaque année, des femmes meurent sous les coups et les balles de leur conjoint policier ou gendarme. Pendant un an et demi, elle a sillonné le pays pour recueillir le témoignage de femmes ayant connu le même chemin de croix : les tentatives de dissuasion, les menaces, les procédures caduques, la protection, voire l’impunité, dont certains ont joui du fait de leur statut. Pour en comprendre les raisons, elle a rencontré des avocats, juges, magistrats, les membres d’associations aidant des femmes dans le même cas, les familles des victimes, mais aussi des policiers et des gendarmes reconnaissant les conséquences de leur métier sur leur vie personnelle et l’absence de mesures pour les prévenir, et les hauts placés de l’IGPN et de l’IGGN, les instances d’inspection de la police et de la gendarmerie. Elle expose les failles d’un système qui ne pense pas la place des femmes auprès d’hommes exposés à la violence et les risques que cela implique. C’est un texte engagé qu’Alizé Bernard et Sophie Boutboul signent là. Pour permettre aux femmes victimes de telles violences de savoir qu’elles ne sont pas seules. Ouvrir le débat et proposer des pistes de réflexion, des solutions, pour protéger les victimes de ces violences particulières.

22,00 €
Parution : Novembre 2019
384 pages
ISBN : 978-2-2468-1881-6
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Extrait

Hiver 2005. Je croise son regard pour la première fois dans une boîte de nuit. J’ai 18 ans. Lui quinze de plus. La musique résonne. Il me parle à l’oreille, me fait rire. Le rythme de sa voix est saccadé. Nos mains se frôlent lors d’une ou deux danses. À la fin de la soirée, il me demande mon numéro. Je refuse de le lui donner, vu notre différence d’âge. Il est en instance de divorce et il a un enfant. Je vis chez mes parents dans un village de 800 habitants. Je ne vois pas ce que nous pourrions avoir en commun. Pendant un mois, il revient souvent dans cette discothèque pour obtenir mon numéro. Il veut que j’accepte de passer une soirée avec lui.
Je finis par céder. Je trouve ça charmant, tous ses efforts. Et il me plaît. Début 2006, nous dînons tous les deux pour la première fois. L’hiver est glacial. Je suis presque collée au chauffage d’appoint du restaurant. La soirée est agréable, mais je n’imagine aucun avenir pour nous deux. Nous sommes trop différents : je suis lycéenne et je passe mon bac, lui est gendarme et papa. Il écoute du Renaud, quand j’écoute du Martin Solveig.
En le revoyant, je me rends compte que l’on se retrouve tout de même sur certains points. Nous rions beaucoup ensemble et, surtout, nos familles sont nos priorités absolues. Je tombe peu à peu amoureuse.
La première fois que je vais chez lui en caserne, je suis impressionnée par le dispositif de sécurité à l’entrée. De l’extérieur, cette ancienne fortification ressemble à une prison. Les murs sont surplombés de barbelés. Je gare ma voiture sur le parking visiteurs, passe un premier poste de garde, puis un second. À chaque fois, j’indique son nom, je donne ma carte d’identité et le numéro d’immatriculation de mon véhicule.
Des barres d’immeubles côtoient des terrains de sport, non loin d’un petit bois. Plusieurs centaines de personnes vivent sur place. Je croise des couples avec des poussettes. J’ai l’impression d’entrer dans un petit village clôturé.
Il vient à ma rencontre. Dans le hall de son bâtiment, une plaque en émail m’interpelle. Elle ressemble à celles qui préviennent de la présence d’un chien méchant sur les portails des maisons. Mais l’inscription est tout autre. « Les chiens sont autorisés, les femmes sont tolérées. » Je lui dis que je trouve ça un peu particulier. Lui se marre : « Cet écriteau est dans tous les bâtiments ! »
Quelques semaines plus tard, il m’invite à passer la semaine à la caserne. Il vient me chercher chez moi. Je ne veux pas qu’il rencontre mes parents pour l’instant et je lui demande donc d’attendre dans la voiture. Alors que je m’attelle à terminer ma valise à l’étage de la maison, il frappe à la porte et se présente de lui-même. « Je vais faire attention à votre fille », assure-t-il à ma mère. Je suis gênée par cette intrusion. C’est trop tôt. Mais je l’aime. Je l’admire.
Pour lui, je suis alors la plus belle, la plus intelligente, la femme de sa vie, la huitième merveille du monde. Il prend soin de moi. Je découvre son hygiène de vie irréprochable. Il pratique plusieurs sports de combat et fait de l’exercice dès qu’il le peut.
Son premier long déplacement avec la gendarmerie pour des missions de renfort et de maintien de l’ordre dure un mois. Il m’envoie des messages chaque jour. Si je sors avec des amis, il s’inquiète. Pour le rassurer, je ne mets plus le nez dehors jusqu’à son retour.
Quand je démarre mon BTS de management des unités commerciales en septembre 2006, je dors dans son appartement de plus en plus souvent. Je finis par m’installer chez lui.
Il m’explique alors les usages de la vie en caserne. Ou plutôt, les règles officieuses. Je dois dire bonjour à chaque personne que je croise. Je ne dois pas trop parler avec les femmes qui se regroupent en bas avec les enfants car « elles sont médisantes et font beaucoup d’histoires ». Pour lui, toutes sont forcément des commères qui vont détourner mes propos et semer la zizanie dans notre couple. Je ne dois pas non plus discuter plus que nécessaire avec les hommes pour ne pas avoir « une réputation d’allumeuse ».
Parfois, j’échange avec une conjointe de gendarme en bas de notre tour. Je la croise quand elle nourrit des chats sauvages. Nous parlons de la pluie et du beau temps. Cela agace mon conjoint. Pourtant, à la caserne, on a le sentiment que tout le monde se fait confiance. L’espace est tellement sécurisé que l’on ne ferme jamais à clé la porte de chez nous. Nous vivons presque en autarcie.
L’isolation phonique est très faible. J’entends tout ce que font les voisins : quand ils déjeunent, dînent, quand ils vont aux toilettes, quand ils mettent en marche leur lave-linge. Je fais avec.
La gendarmerie est très présente dans nos vies. Parfois, il montre sa carte professionnelle lors de contrôles routiers. Il se gare où il veut en déposant un petit mot sur son pare-brise à destination d’éventuels policiers ou gendarmes.
Au printemps 2008, alors que je l’ai rejoint lors d’un déplacement en Martinique, le jour de mon départ, voulant profiter de moi le plus longtemps possible, il décide de m’emmener à l’aéroport au dernier moment avec un véhicule de gendarmerie, le gyrophare allumé.
Il semble libre de faire ce qu’il veut. Du moins, il s’en octroie le droit. Je trouve son comportement bizarre. C’est contradictoire. Il est censé faire en sorte que les gens appliquent la loi et lui ne la respecte pas toujours. Mais je me dis que ce ne sont que des petites choses pas trop graves.
Des tensions apparaissent entre nous quand j’apprends qu’il a eu une aventure avec une femme au début de notre relation. Je suis hors de moi, mais j’encaisse, je pardonne.
Au début de l’été 2008, nous sommes en voiture. L’air est doux. Je baisse la vitre côté passager. Nous avons un désaccord sur la présence trop importante d’une de ses anciennes conjointes dans notre vie. Je lui précise que je ne peux plus vivre avec une autre femme si présente dans notre couple. « Si ça continue, je vais te quitter », lui dis-je. Sa réponse : un énorme coup de poing au niveau de ma joue gauche.
Je suis éblouie par des éclats de lumière cinglante. Déjà engourdie. Sonnée. C’est la première fois qu’un homme me frappe.
Je lui lance : « Arrête-toi, je veux descendre de la voiture. » Il ralentit sur le bas-côté. J’ouvre la portière et me laisse tomber dans le fossé. Mes mains tremblantes s’agrippent aux herbes sèches. Je suis désorientée. J’ai le sentiment que mon cœur bat dans ma mâchoire. Je sors mon téléphone de mon jean. Je veux appeler un taxi, mais je ne sais même pas où je suis. Il se gare plus loin et revient vers moi. Il s’excuse, m’intime de monter dans la voiture, me dit que c’est dangereux de rester au bord de la route toute seule. Je remonte. Je suis sous le choc. Pourquoi m’a-t-il frappée ? « C’est bon, calme-toi, me dit-il. Tu n’as rien. » Mais je sens que ma mâchoire est disloquée, je n’arrive plus à articuler. Je lutte contre la douleur pour lui parler et lui demander de m’emmener à l’hôpital. Il refuse. Nous irons chez le médecin habituel de la caserne quand nous rentrerons. Le docteur en question ne peut rien faire pour moi : il rédige un courrier pour que je sois reçue en urgence à l’hôpital le plus proche.
Je ne peux plus m’exprimer et mon conjoint explique donc les circonstances de l’accident aux urgentistes. « Je suis gendarme à la caserne voisine. J’entraînais ma compagne à la boxe pour lui apprendre des techniques de combat. Elle s’est mal protégée, a mal monté sa garde et elle a pris un mauvais coup. Elle doit être fragile », assure-t-il au médecin. Je suis abasourdie, dans le flou total, je me demande comment il a pu en arriver à me mettre un coup. Tout est chamboulé, mais je comprends tout de même qu’il essaie de se couvrir avec ce mensonge.
Des soignants s’y reprennent à plusieurs reprises pour me remettre la mâchoire en place. La douleur s’amplifie. Je ne peux presque plus ouvrir la bouche. Un certificat médical atteste que mon élocution sera difficile pendant vingt et un jours. C’est la veille de mon oral d’anglais pour le BTS. Alexandra, une amie de ma formation, doit dormir chez nous ce soir-là. Elle nous attend devant le poste de garde. Elle n’a pas le droit de se rendre à l’appartement sans nous. À notre arrivée, mon compagnon lui explique la même version qu’aux médecins. Puis il part acheter des médicaments et faire quelques courses car je ne peux me nourrir qu’à la paille.
Je marmonne. J’arrive à dire à mon amie que ce n’est pas un accident, qu’il s’est énervé. Elle s’inquiète, me questionne. Je me confie à elle à demi-mot à propos du coup. Elle me réconforte, mais je lui fais promettre de garder cela pour elle. Mon compagnon revient avec une multitude de flacons de parfum. Je refuse ses cadeaux. Je ne suis pas à vendre. Il s’excuse, s’effondre : « Tu es la femme de ma vie, je t’aime trop. Je n’ai jamais voulu te faire du mal. » Il est en larmes et met cela sur le compte d’un deuil récent.
C’est inenvisageable pour moi de rester avec un homme violent et je le lui dis. S’il l’a été aujourd’hui, il le sera à nouveau. Il m’a fait tellement peur. Est-ce que le fait que nous vivions en caserne entourés de gendarmes me retient de partir ? Je ne sais pas. Il me promet que ça ne se reproduira pas, qu’il va prendre sur lui. « Je t’aime trop, vraiment, excuse-moi, plus jamais je ne te ferai souffrir. » Je le crois. Je l’aime aussi.
Je passe mon examen oral sans pouvoir parler. Adieu, mon diplôme. Je présente pourtant mon certificat médical. Il a fallu que je bataille pour le conserver. « Jette-moi ça, t’as pas à garder ça », m’avait dit mon conjoint, en mettant le papier à la poubelle. Je l’avais sauvé et caché dans un vieux sac à main, prétextant que je voulais saisir l’inspection académique.
Quand on me propose quelques mois plus tard un poste de chargée de clientèle dans une grande ville, il s’inquiète que je fasse la connaissance de trop de monde, que je me fasse draguer. Il me conseille donc de trouver quelque chose de plus proche de chez nous pour que l’on puisse penser à la famille que nous voulons construire. Je pose ma candidature pour un travail dans ses critères. Pour y accéder, je dois suivre une nouvelle formation. Il souhaite alors rencontrer tous les élèves de ma promotion. Il me dépose et vient me chercher très souvent.
Il ne veut plus que je fume, me pousse à faire plus de sport. Je ne m’en rends pas compte alors, mais, petit à petit, il régit mon existence. Je ne vois plus la vie qu’à travers le prisme qu’il m’impose.
À cet instant-là, je ne comprends pas encore la puissance que peut représenter un uniforme, une carte de gendarmerie. Je l’apprendrai à mes dépens.

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