Au rythme de notre colère

Auteur : Guy Gunaratne
Editeur : Grasset

Dans une cité du nord de Londres, trois amis s’apprêtent à se retrouver pour disputer un match de foot au pied des quatre tours où ils ont grandi : Yusuf le fils de l’ancien imam de la mosquée aujourd’hui décédé, Selvon pour qui le sport est l’unique chemin vers la liberté, et Ardan dont les talents de rappeur sont encore étouffés par sa timidité. Le premier est d’origine pakistanaise, le deuxième antillaise, le dernier irlandaise. Des racines différentes et pourtant un même destin qui se profile dans ces rues qui suintent la violence, et que nous arpentons avec eux pendant les 48 heures suivant la diffusion d’une vidéo qui enflamme la cité. Sur les écrans on peut voir le meurtrier d’un soldat britannique, qui avait achevé le militaire avec un couteau de boucher, appeler au Jihad dans les rues de Londres. L’assassin est un jeune noir islamiste qui portait les mêmes baskets que Yusuf, Selvon et Ardan, avec « son visage, comme un miroir, qui réfléchissait la peur et la confusion de [leur] cœur. »
La cité est désormais prise en étau entre les manifestations de skinheads venus en découdre et de jeunes musulmans animés par la haine de l’Occident, endoctrinés par le nouvel imam de la mosquée. La rage gronde et envahit la cité, replongeant la mère d’Ardan dans son passé lorsque sa famille, membre de l’IRA, baignait dans une insoutenable violence quotidienne ; ramenant également le père de Selvon à l’époque de son arrivée en Angleterre depuis les Antilles, et au racisme électrique qui l’avait alors accueilli. Pour les trois amis et leur famille, ces deux journées vont être douloureuses et cruciales, car dans ces rues de Londres, la colère est indispensable à la survie.
Récompensé par de nombreux prix littéraires pour ce premier roman, Guy Gunaratne revisite le roman choral pour nous offrir un livre d’une puissance inouïe. Il nous fait écouter ces cinq voix qui martèlent la terrible banalité de vies usées par la violence et dont on découvre, page après page, les blessures profondes et les combats quotidiens. Au rythme de notre colère est un livre réaliste, brut, sur la fureur de nos rues.

Traduit de l'anglais par Laurent Trèves
23,00 €
Parution : Janvier 2020
368 pages
ISBN : 978-2-2468-2161-8
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Extrait

La Cité

Selvon

Mate ces quatre immeubles derrière les magasins. Mate leurs briques rouges et leurs toits en pointe dressés vers le ciel. J’accélère le rythme, histoire de traverser le marché en courant. Nan mais ici, sérieux, paie ta zone à l’abandon. Y a que de gens à l’ouest coincés entre les arrêts de bus et les bookmakers. Mate ces corps qui se traînent, ces queues pleines de types au chômage qui piétinent devant les distributeurs de billets ou devant les guichets pour choper leurs allocs. En fait les gars viennent jamais dans ce coin des Ends, sauf quand ils ont besoin d’un coiffeur, de bouffe en conserve ou de batteries, ennet. Rien d’autre, que dalle. Que du petit commerce. Quand y a des sommes d’argent dignes de ce nom, elles disparaissent en deux secondes dans des plans de mongols, genre soirées Bingo du côté du Wimpy ou des trucs du style. Je comprends pas le délire. À chaque fois que je passe dans le coin je me dis que c’est grave la lose… La chance que j’ai eue de pas avoir grandi dans la Cité, je te jure.
South Block, c’est le plus direct sur mon chemin. Je traverse le marché en direction du portail. Dès que j’arrive au niveau des étals je me ramasse leur puanteur en pleine face. Mate tous les cartons de carottes, de citrons et de salades, et puis les fruits de toutes les couleurs empilés les uns sur les autres dans des cageots tout bleus. Les commerçants et leurs vieilles merdes en plastique. Des portables en pièces détachées et des fringues pour bébé. Des ustensiles de cuisine suspendus à des cintres. Je continue de courir, je laisse ce bullshit derrière moi, j’esquive les tabourets et les vieux assis dessus. Par contre je fais gaffe à ma respiration, histoire de toujours garder le torse gonflé.
Voilà, je passe sous l’entrée du South Block maintenant. La cité des Stones c’est quatre tours qui m’encerclent. Un espace carré au centre. Mate les murs. Y a des graffitis partout sur les murs de brique, genre vieux tags croûteux avec abréviations en messages codés. Personne autour de moi, que mon corps en mouvement. Adidas, débardeur. Mate les fenêtres éclatées et les ordures qui débordent. En courant je passe devant les bennes remplies d’aiguilles et de trucs sales, genre bien dégueu. Ça pue la pisse et la crasse violente balancée là pendant la nuit. Ça me dégoûte.
À la place je lève les yeux en suivant les murs de la Cité, des angles pointus et inflexibles qui s’élèvent contre le ciel. Le South Block est étroit, il monte en flèche, genre grave haut ; je contourne la pelouse clairsemée et le terrain. L’immeuble est à peine en train de se réveiller. Je me pointerai de nouveau dans une heure histoire de faire un foot avec les potos. Si y a encore un foot de prévu. Si le plan a pas été foutu en l’air comme tous les jours cette semaine. Yoos devrait bientôt m’envoyer un sms pour me tenir au courant de toute façon. On verra bien, ennet. Ça va me faire du bien de traîner avec la bande. Là j’ai besoin d’autres visages, de vannes solides et d’humour. Il faut que je passe un peu de temps avec des gars sinon je vais faire une dépression à force de m’entraîner. Par contre je me sens à fond grâce à la course. Je prends ce temps pour me remettre en jambes, pour tracer sur le béton de la Cité avec plus de force que ce que je fais sur n’importe quelle autre route. C’est comme ça que je suis quand je cours autour du Square. C’est comme ça que je suis, j’ai peur de rien.
Les Stones c’est une cité où tu peux sentir la folie, tout le monde le sait. Par contre moi ça me touche pas. Mais chaque fois que je viens courir ici, je pense à mes potes qui vivent dans ces merdes de HLM au bout de leur vie. En même temps je trouve qu’y a une partie de moi qui appartient aussi à cet endroit, à tout ce silence et cette grisaille. Ça fait un peu partie de moi par ricochet, ennet. Parce que je prends le bus avec Ardan et Yoos et qu’ils me connaissent. Et puis je viens courir ici. Et en plus je viens jouer au foot ici. Même si je crèche dans une vraie maison avec une vraie famille. C’est ici que je viens courir et c’est ici que je suis connu. Pour l’instant.
Je tourne à un angle et dépasse le West Block. Les fenêtres sont assombries par des drapeaux d’Arsenal au rouge délavé, des drapeaux rouges de Manchester United, d’autres drapeaux rouges de Liverpool et du linge humide. Et genre une centaine de paraboles fixées aux balcons. Je pense que j’ai besoin de faire une pause. Je jette un coup d’œil à ma montre. Je commence à transpirer. Du coup j’augmente la vitesse, les doigts tendus pour fendre l’air pendant que je me lance dans un sprint. Dans mes écouteurs j’entends la voix de mes cassettes de motivation : si ton esprit peut le concevoir, tu peux le réussir. J’écoute ce genre de playlists quand je cours et aussi pendant des moments plus calmes. C’est des voix puissantes et fortes pour m’aider à forger mon état d’esprit. Arrivé à l’angle North et de West Block, je m’arrête. Coup d’œil sur ma montre. Mes doigts s’agrippent au portail et je me vois là, genre encadré contre le mur.
Faut que je garde cette habitude. Dépasser mes limites, le mériter vraiment, ennet. Mériter ma place pour m’en sortir. Je retiens ma respiration histoire de la réguler et puis je me penche en avant pour toucher le côté de mes chaussures de course. Je me redresse. Je lève les yeux et m’étire en arrière. Je vois le ciel, étendue lumineuse au-dessus de ma tête. L’adrénaline me prend d’un coup, la violence, et je me mets à penser à mille trucs à la fois. Je pense aux nuages, et puis à Yoos et Ardan. Je pense à mon corps, sa forme, ma sueur, mes muscles. Je pense à cette métisse là, Missy. À son corps. Au fait qu’il faut vite que je me la fasse sinon je vais péter un câble. Je pense à ma famille aussi. À mon père et ses problèmes de cœur. À ma daronne et son église. Je pense à ce qu’ils feront quand je serai plus là. Je pense à une façon de sortir de là, à l’étendue bleue au-dessus de ma tête. Au ciel, que je vois que quand je lève les yeux et que je les détourne de tout ce qui m’entoure d’autre. Je serai bientôt loin des Ends, genre parti en poussière. Je ferme les yeux, j’enlève mes écouteurs. J’écoute le bruit des voitures et du vent. Quelqu’un qui baise dans le West Block. Je lève les yeux dans sa direction. Le soleil surplombe la tour d’en face, la lumière qui se reflète contre les vitres m’aveugle quand je la regarde. Coup d’œil à ma montre. Je m’en sors bien point de vue timing. Je vais courir encore un peu et puis rentrer chez moi.
Je tourne à l’angle qui donne sur le carrefour au moment où une voiture qui beugle de la vieille dance music de merde me passe devant. Mate le bureau de poste qui rouvre ses volets et les cordons de police qui traversent Tobin Road. La foule de manifestants, tous bien blancs comme il faut, a dû passer par ici. Ces sales racistes ont laissé toute leur merde sur la route en plus. Espèces d’enculés. Toute la zone est barrée par les cordons, y a des éclats de bois et des chiffons blancs partout sur la route. Je vais devoir couper par le parc du coup.
Faut que je garde le rythme. Les bras près de mon corps, les poings bien serrés. Le corps tendu, le cœur froid. J’entends l’appel à la prière qui vient d’August Road. J’y prête pas attention. J’imagine un tunnel dans lequel y aurait que mon corps en train de courir. Je m’autorise à penser qu’aux Ends, à mes progrès, à l’agressivité. C’est comme ça que je perfectionne ma technique, c’est le truc que j’ai trouvé pour que la ville m’abandonne progressivement alors que ma course la traverse. Je cours, j’ai que dalle en tête, je me tiens à distance de tout ce qui m’entoure. Je me sens au top quand je suis seul et que je cours, ennet. Bien sûr. Pour qui d’autre je serais prêt à courir si c’est pas pour moi-même ?

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