Alerte

Auteur : Anonyme
Editeur : Grasset

« Quand Donald Trump a été élu à cette fonction en 2016, beaucoup de gens ne savaient pas à quoi s’attendre. À présent, nous savons à quoi nous attendre. Nous le savons tous.
Dans l’histoire de la démocratie américaine, nous avons eu des présidents indisciplinés. Nous avons eu des présidents inexpérimentés. Nous avons eu des présidents amoraux. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais eu le tout en même temps.
Ce livre veut mettre en lumière la réalité de l’administration Trump et questionner l’aptitude de l’actuel président à continuer de diriger les États-Unis d’Amérique. J’écris ces lignes à la veille de ce qui pourrait être l’élection la plus importante de nos vies à tous. »

Sous couvert d’anonymat, pour la première fois, un haut responsable de l’administration Trump parle…

22,00 €
Parution : Février 2020
400 pages
ISBN : 978-2-2468-2415-2
Fiche consultée 30 fois

Extrait

Dans l’administration Trump, ce fut un début de journée comme un autre. Nous étions le mercredi 19 décembre 2018 et la Maison-Blanche traitait un problème de communication. La veille, le département d’État avait décidé de dévoiler un programme d’aide au développement économique en Amérique latine, les experts estimant que cela permettrait de réduire la violence et l’instabilité dans la région. Il y avait juste un os. Le président était sur le point de tout annuler. Il craignait apparemment que ce ne soit trop coûteux et menaçait de liquider l’accord d’un simple tweet. Les architectes de ce programme paniquèrent : le président allait provoquer un incident diplomatique.
Comme c’est souvent le cas, l’événement majeur fut relégué au second plan. Le président n’était pas encore descendu de ses appartements privés pour entrer dans le Bureau ovale. Nous savions tous pourquoi. Pour son flux de tweets, c’était l’heure de pointe, et à 9 h 29, depuis sa résidence officielle, il lâcha un véritable missile : « Nous avons vaincu l’État islamique en Syrie, seule raison d’être de la présidence Trump. » En quelques minutes, la nouvelle que le président avait décidé de retirer nos troupes de Syrie se répandit comme une traînée de poudre. Il tweeta par la suite : « Après notre victoire historique contre Daech, il est temps de ramener nos magnifiques jeunes gens à la maison ! »
Cette annonce se répercuta dans tout Washington. C’était l’inverse de ce qui lui avait été recommandé. Du sommet de la hiérarchie du Pentagone jusqu’aux chefs de la communauté du renseignement, la plupart des conseillers du président l’avaient mis en garde contre tout retrait unilatéral et improvisé de nos quelque deux mille hommes stationnés en Syrie. L’État islamique restait une menace de taille, lui avait-on rappelé, et la sortie de l’Amérique permettrait à la phalange terroriste de se reconstituer et de fomenter d’autres attaques meurtrières. Un retrait trop précoce laisserait aussi le champ libre à un dictateur, Bachar el-Assad, qui n’hésitait pas à employer des armes chimiques contre son propre peuple, à un régime de Téhéran hostile aux États-Unis qui élargirait son influence dans la région, et à la Russie. Qui plus est, cela entraînerait sans doute le massacre des forces kurdes qui nous avaient aidés contre les terroristes. À tous égards, ce retrait nuirait aux intérêts américains.
Le président fut inflexible. Au lieu de réunir ses conseillers de la sécurité nationale pour débattre des diverses options, il venait de les contrer d’un simple tweet.
« Enfin, merde, il y a des gens qui vont mourir à cause de ça », fit remarquer un haut conseiller, très en colère. Nous nous sommes tous évertués à comprendre ce qui s’était passé et quels étaient les projets de Trump. Les alliés des États-Unis étaient sidérés, et alarmés. Le département de la Défense était dans le flou : on ne voyait pas du tout comment répondre aux questions de la presse puisque c’était une décision à laquelle le Pentagone n’avait pratiquement pas pris part. Au sommet de la hiérarchie militaire, on était furieux de l’absence de planification : à cause de cette annonce soudaine, les soldats sur le terrain risquaient de se transformer immédiatement en cibles, potentiellement vulnérables à une attaque lancée par des adversaires opportunistes qui les voyaient battre en retraite. L’armée échafauda en toute hâte un plan d’urgence pour s’assurer que les forces américaines ne seraient exposées à aucun danger.
Nous avions tous vu des présidents prendre de mauvaises décisions en matière de défense. Cette fois, c’était d’un autre ordre. Aucun de nous n’avait souvenir d’une telle désinvolture. Dans une Maison-Blanche normale, les décisions de cette ampleur se prennent au terme de froides délibérations. Elles sont l’objet de réunions (parfois trop) où s’échangent des informations sensibles, pour veiller aux moindres détails. On pare à toutes les éventualités, on répond à toutes les questions. Comment nos ennemis vont-ils interpréter la chose ? Que pouvons-nous faire pour peser sur leurs calculs ? Comment nos partenaires vont-ils réagir ? Surtout, comment procéder pour protéger au mieux le peuple américain, et notamment les hommes et les femmes qui portent l’uniforme ? Aucune de ces questions n’avait reçu de réponse préalable.
Non seulement cette décision était irresponsable, mais plusieurs membres de l’administration avaient témoigné sous serment de ce que l’État islamique n’avait pas encore été éliminé. Ils avaient aussi fait la promesse publique que les États-Unis n’abandonneraient pas la lutte en Syrie. À présent, le président affirmait à tort que Daech avait cessé d’exister, parce qu’il venait de décréter que c’était la vérité du jour. Il envoyait à l’ennemi le message que l’Amérique se dirigeait vers la sortie. « On va nous traîner devant le Capitole, on va se faire clouer au pilori », se lamenta un membre éminent du gouvernement.
Au Congrès, la réaction fut prompte, y compris au sein du parti de Trump. « Depuis douze ans que je suis ici, je n’ai jamais vu une décision pareille, déclara aux journalistes, atterré, le sénateur Bob Corker, alors président de la Commission des affaires étrangères du Sénat. On a du mal à imaginer un autre président prenant une initiative de ce genre au saut du lit, en communiquant aussi peu, avec si peu de préparation. » Même le sénateur Lindsey Graham, qui pourtant à cette période s’efforçait de se gagner les faveurs de Trump, fustigea cette annonce. Il déclara aux journalistes que cette nouvelle avait « déstabilisé le monde ».
Ce fut aussi un tournant pour d’autres raisons. Cet incident précipita la chute de protagonistes essentiels qui croyaient pouvoir introduire un peu d’ordre dans le chaos de cette administration. L’un d’eux en particulier jugea que c’en était trop.
Le jour de ces tweets syriens, le secrétaire à la Défense James Mattis annonça sa démission. Dans une lettre au président, il écrivit : « Ma ferme conviction quant à la nécessité de traiter nos alliés avec respect tout en restant lucide sur les acteurs malfaisants et sur nos rivaux stratégiques repose sur les quarante années au cours desquelles je me suis plongé dans ces questions. […]
« Puisque vous avez le droit d’avoir un secrétaire à la Défense dont les conceptions, sur ces sujets comme sur d’autres, sont plus conformes aux vôtres, il me paraît préférable de démissionner de mes fonctions. » Le secrétaire à la Défense fixa son départ au 28 février 2019. James Mattis est un patriote, un militaire qui a fait la guerre et dont la nomination au Pentagone avait reçu le soutien des deux partis. Toujours stoïque, il avait déclaré à des sénateurs préoccupés par Trump qu’il ne resterait en aucun cas passif si le président lui demandait d’arrêter des décisions qu’il estimait contraires à sa conscience ou susceptibles de mettre inutilement des vies en danger. Et, comme toujours, Mattis tint parole. Sa démission secoua la Maison-Blanche, jusqu’au Bureau ovale.
La presse qualifia cette démission de geste de protestation. Le président Trump était hors de lui. Et, selon un schéma classique, une mauvaise décision en entraîna une autre. Quelques jours après, sur un coup de colère, il décida d’avancer la date du départ de Mattis. Il le voulait parti dès que possible. Cela précipita de nouveau le département de la Défense dans une tourmente inutile, le cabinet s’empressant d’organiser la passation de pouvoirs dans l’urgence. Un tel changement à la tête de la plus puissante armée du monde se déroule généralement sur plusieurs mois, le temps d’organiser la sortie et la transition afin d’assurer la stabilité. Trump tailla dans ce délai, le ramenant à quelques jours. Il tweeta que le numéro deux du Pentagone assumerait les fonctions du poste dès le 1er janvier, deux mois plus tôt que prévu. La semaine suivante, dans l’un de ces renversements orwelliens (« le haut est en bas ») auxquels nous avions fini par nous habituer, le président se vanta d’avoir « en somme » congédié un général des Marines bardé de décorations. Les effets de cette perte se firent sentir dans toute l’administration et dans le monde. L’un des rares membres d’équipage raisonnables à bord du navire de l’État allait passer par-dessus bord.
Depuis le début, plusieurs représentants du gouvernement partageant des vues similaires observaient avec inquiétude le mode de gestion erratique du président. Nous faisions des efforts concertés pour que cet environnement tumultueux cède la place à des processus d’élaboration de politiques plus ordonnés – en d’autres termes, à un système permettant de s’assurer que les décisions présidentielles soient mûrement réfléchies, que les procédures soient respectées, que tous les aspects d’un problème soient examinés et qu’en fin de compte le président mette toutes les chances de son côté, y compris avec des conseillers n’hésitant pas à s’exprimer quand il partait dans la mauvaise direction.
Nous pensions que la situation restait gérable. Nous nous trompions lourdement. Si l’année 2017 avait vu l’apparition d’un clan informel de pragmatiques au sein de l’administration Trump – d’un « État stable » –, 2018 marqua les débuts de sa disparition.
L’État du chaos

Les premiers pas de toute administration présidentielle sont rudes. On ne peut transmettre les rênes d’une organisation composée de millions d’employés qui gère quatre mille milliards de dollars, en espérant une transition sans heurts. En règle générale, les membres de l’administration sortante demandent aux agences d’aider leurs successeurs à prendre la relève. Avant la cérémonie d’investiture, une série de réunions ont lieu, les nouveaux fonctionnaires sont informés des programmes en cours les plus sensibles et on prépare des notes internes afin de tenir l’équipe entrante au courant. Parfois, en début de mandat du nouveau président, une administration sortante propose de laisser une partie de ses responsables en place quelques semaines ou quelques mois afin de faciliter le passage de relais. Même en pareil cas, cela ne suffit jamais à vraiment préparer un groupe d’individus à ce défi unique : diriger le gouvernement des États-Unis.
Pour l’administration entrante de Trump, la situation était encore bien plus compliquée.
Toute cette première phase est maintenant présentée sous un jour différent par les communicants, mais à l’époque, au sein de l’équipe de campagne – y compris jusqu’au candidat lui-même –, peu de gens espéraient vraiment l’emporter. Cela se voyait. Chez les membres de son équipe de transition, le groupe de conseillers chargés d’ébaucher une « administration d’attente » dans l’éventualité d’une victoire, l’humeur était sombre. Avant le choix historique des électeurs de Pennsylvanie, du Michigan et du Wisconsin dans l’isoloir le 8 novembre, certains avaient déjà commencé à envoyer leur CV pour trouver un emploi*1.
Maintenant que l’équipe de transition allait être véritablement en charge de ce passage de témoin présidentiel, le résultat du scrutin suffit à la désemparer. Des conseillers techniques inexpérimentés admirent qu’ils n’étaient pas prêts. La plupart n’avaient jamais conduit un changement de gouvernement, et ils ne bénéficiaient pas des conseils d’anciens collaborateurs républicains chevronnés issus d’équipes de transition précédentes : un bon nombre de ceux-ci avaient en effet décidé de ne pas participer à cette campagne, convaincus qu’il n’y aurait jamais de présidence Trump. Le reliquat se composait d’intervenants de seconde zone. Si le directeur de l’équipe de transition, Chris Christie, gouverneur du New Jersey, croyait pouvoir mettre en place un plan d’action, reste que, par rapport à de précédentes transitions, son cabinet accusait déjà de gros retards dans les préparatifs. Ces projets finirent dans les poubelles de l’Histoire, tout comme leur concepteur. À peine remis de sa victoire, le président élu décida de congédier Christie et désigna le vice-président élu Mike Pence à sa place. Cette initiative précipitée fit perdre plusieurs semaines, si ce n’est plusieurs mois à l’administration entrante.
Après son accession à la présidence, on sait qu’Abraham Lincoln bâtit sa fameuse « équipe de rivaux », réunissant ses anciens adversaires pour former un gouvernement soudé. En raison d’une médiocre planification et des doutes omniprésents quant à ses chances de victoire, Trump finit par produire l’inverse : « des équipes rivales ». Les luttes intestines qui faisaient rage pendant la campagne rejaillirent sur l’équipe de transition. Tous à couteaux tirés, les conseillers se poignardaient dans le dos pour décrocher les postes convoités. En même temps, un défilé de candidats à l’emploi effectuait le pèlerinage jusqu’à la Trump Tower, dans le centre de Manhattan, à New York, pour aller baiser l’anneau du futur commandant en chef. La plupart d’entre eux venaient fort opportunément de changer d’avis sur le président élu. Des factions se formèrent. Des cabales visant à discréditer les candidats potentiels et à en pousser d’autres se nouaient et se dénouaient parfois en l’espace d’une journée. Il y avait le clan Kushner (le gendre de Trump), le clan Bannon (Steve Bannon, son directeur de campagne), le clan Conway (Kellyanne Conway, sa conseillère en communication), mais aussi ceux qui gravitaient dans le Pence-Land (du nom du vice-président Mike Pence), ou encore ceux que l’on appelait les Pierrafeu, les affidés du conseiller à la Sécurité nationale Michael Flynn à peine adoubé*2. Ils pouvaient se liguer ou se diviser au gré des circonstances. C’était une variante de l’émission de téléréalité The Apprentice : qui décrochera le job ?, mais dans la vraie vie. Au début du mandat présidentiel, certaines de ces rivalités demeuraient tenaces. Trump encourageait souvent la désunion en multipliant les allusions sur ceux qui jouissaient ou non de ses faveurs.
Malgré ce pandémonium, le président élu n’hérita pas, loin s’en faut, d’un gouvernement uniquement peuplé de laquais. Bien qu’une longue liste de dirigeants républicains expérimentés eût été de facto éconduits de l’administration entrante puisqu’ils faisaient partie des « Never-Trumpers », d’autres, opposants résolus mais qui avaient refusé d’ajouter leur nom aux manifestes anti-Trump, dont j’étais, avaient leurs chances. Des personnalités politiques et des experts respectés s’engagèrent. En dépit du côté irréel de toute cette affaire, ce processus finit par doter la Maison-Blanche d’un cabinet et d’un gouvernement plus compétents que ses détracteurs ne voulaient bien en créditer le nouveau président. Il y avait là d’anciens gouverneurs d’État comme Nikki Haley (Caroline du Sud) et Rick Perry (Texas), des généraux quatre étoiles comme John Kelly et Jim Mattis, des dirigeants d’entreprise comme Rex Tillerson (Exxon) et Steven Mnuchin (Goldman Sachs), les sénateurs Jeff Sessions (Alabama) et Dan Coats (Indiana), et d’anciennes ministres comme Elaine Chao (secrétaire au Travail de George W. Bush). Nommés par n’importe quel autre président élu, ils auraient fait figure de solides lieutenants et, pendant un temps, pour ceux qui doutaient de Donald Trump, ces choix semblèrent encourageants.
Cet attelage disparate d’acteurs extérieurs contribua à apaiser les querelles internes de l’équipe Trump. Ces individualités n’avaient aucune raison de se combattre. Elles n’étaient pas contaminées par les coteries de la campagne. À l’inverse des amis du président élu et des supplétifs qu’il amenait dans ses bagages, qui savaient comment se gagner ses faveurs et survivre à son inconstance et à ses brusques revirements d’affection, ces dirigeants expérimentés n’étaient pas usés par toute une vie de flatteries et de tromperies au sein du premier cercle. Les recrues de la nouvelle administration nouèrent des liens parce qu’elles avaient souvent un point commun : elles ne connaissaient pas le chef de l’exécutif.
La nouvelle équipe se laissa gagner par un optimisme trompeur et contagieux. Tout le monde espérait que les rancœurs de la campagne s’effaceraient face à l’objectif supérieur de la conduite du pays, susceptible d’ennoblir les esprits les plus instables. Cet « espoir » s’évapora dès le premier contact avec le président élu. Il était si obnubilé par son « triomphe » qu’il avait le plus grand mal à se concentrer sur sa mission à venir : gouverner. Il gardait toujours sur lui une carte électorale des États-Unis retraçant sa victoire, qu’il exhibait de temps à autre au cours des réunions censées le préparer à sa prise de fonction. D’un signe, il invitait ses visiteurs, ainsi que ses collaborateurs, ses conseillers et futurs membres du gouvernement, à contempler cette marée rouge sur la carte, la couleur des Républicains, preuve visuelle qu’il avait gagné. « Bon, oui, on le sait qu’on a gagné, nous disions-nous intérieurement. C’est pour ça qu’on est là. »
Manifestement, quelque chose ne tournait pas rond. Devant le spectacle de cette transition, les membres de l’équipe entrante échangeaient des regards inquiets. On était déjà en pleine folie, se confiaient-ils mutuellement, et Trump n’était même pas encore entré à la Maison-Blanche. Son comportement agité et ses remarques aberrantes – comme sa fixation permanente sur Barack Obama et Hillary Clinton, qui pourtant quittaient le pouvoir – n’appartenaient pas à son personnage de téléréalité. C’était la réalité de sa personne. Sa gestion de cette entreprise naissante n’était en fait pas de la gestion du tout.
Les liens qui finirent par donner lieu à cet « État stable » informel se resserrèrent peu de temps après la cérémonie d’investiture. Quelques jours après son entrée en fonction, le président convia les chefs de file du Congrès à la Maison-Blanche. Cela se voulait une démonstration de bonne volonté bipartisane. Or, au commencement de la réunion, le président dénonça les « millions » de gens qui avaient voté en toute illégalité, l’empêchant de remporter le vote populaire. Ces allégations avaient déjà été démystifiées, et elles étaient à l’évidence si clairement fallacieuses que personne n’arrivait à croire qu’il puisse encore y revenir. Après la réunion, nous nous efforçâmes de ne pas prendre la chose trop au sérieux en plaisantant sur le président qui avait pété un plomb. En réalité, il n’y avait pas de quoi plaisanter. Nous étions sincèrement inquiets du climat qu’il instaurait. Ensuite, il y eut les actes.
Le président Trump signa une batterie d’ordres exécutifs destinés à démanteler des politiques de l’administration Obama, à supprimer des règlementations, à stimuler la croissance économique, etc. En surface, tout le monde s’accordait avec ces objectifs. Pourtant, seuls quelques conseillers avaient pris part à leur rédaction et le président ne semblait pas vraiment mesurer ce qu’il venait de faire. Certains de ces ordres avaient été rédigés de façon si hâtive que le retour de flamme fut un vrai feu d’artifice, notamment l’interdiction d’entrée sur le territoire américain frappant les citoyens de pays réputés terroristes – un ordre exécutif qui finit devant les tribunaux, qui fut contesté publiquement et priva l’administration des bonnes dispositions initiales du Congrès et de l’opinion publique, le tout en pure perte. Les collaborateurs de la nouvelle administration et les nouveaux responsables des agences concernées étaient atterrés de ce que la mise en œuvre de ces décisions n’ait pas été mieux préparée.
Ensuite, le président décida d’octroyer à son principal stratège politique, Steve Bannon, un siège au Conseil de sécurité nationale (NSC). Cela suscita une véritable levée de boucliers. Le NSC est un organe de la Maison-Blanche chargé de conseiller le président sur les questions de renseignement, de défense et de diplomatie les plus sensibles qui affectent l’existence et la sécurité des Américains sur le territoire national et partout dans le monde. Les sièges autour de cette table sont d’ordinaire réservés aux chefs des principales agences et pas à des conseillers en communication. Les affaires traitées par le NSC ne sont pas censées relever de discussions « politiques ». Dans ce cas précis, Bannon fut nommé au Conseil alors que d’autres comme le chef d’état-major des armées et le directeur du Renseignement national en furent évincés. Les recrues du président les plus expérimentées en la matière étaient interloquées. Trump eut beau annuler cette instruction quelques mois plus tard, cela laissa une trace indélébile.
L’administration n’en était qu’à ses premières semaines d’existence, mais nous passions déjà pour des imbéciles à cause de toute cette pagaille. Dans le cénacle, les murmures enflaient : ce n’étaient pas des manières de procéder. En conséquence, des individus qui étaient auparavant extérieurs au « Monde selon Trump » resserrèrent les rangs et développèrent une forme singulière de fraternité, comme des otages pris au piège dans une attaque de banque, couchés sur le sol et tenus en joue, incapables d’actionner l’alarme mais bien conscients d’être tous saisis de la même peur de l’inconnu.
« Il est sur le point de décider quelque chose »

Soyons clair, il n’existe au sein de l’administration aucun complot séditieux pour saper l’action du président. L’État stable n’a rien d’une formule codée désignant un plan concerté visant à saboter ses politiques ou, pire, à le chasser du pouvoir. J’emploie le mot « résistance » dans certains propos rapportés, mais cela n’a rien à voir avec la peur, à droite, d’un « État profond » devenu incontrôlable, ou avec la conception que se fait la gauche d’une campagne de subversion active. Les détracteurs de Trump, ceux qui militent pour une vraie résistance, avec leur imagination débridée, ont inventé l’idée de serviteurs de l’État grippant les rouages du gouvernement pour abattre Trump. Si ce type de conspiration existait, j’en serais le premier surpris, et ce serait très troublant. Le service public repose sur la confiance publique. Tout employé du gouvernement poursuivant des objectifs aussi criminels mériterait d’être condamné.
Au contraire, dès ses premiers pas, l’État stable se forma pour empêcher le train de la Maison-Blanche de dérailler. Quand des collaborateurs nommés par le président se mirent à partager leurs inquiétudes au sujet du chef de la nation, ce n’était pas dans une officine sombre et enfumée de Washington. Cela se fit de manière informelle, avec des coups de téléphone dans la semaine ou des échanges en marge des réunions. Des gens qui confrontaient leurs notes au cours de leur journée de travail et dans le cadre ordinaire de leur activité se rendaient compte que les problèmes de cette administration n’avaient rien de passager. Ils étaient structurels. Ils émanaient du sommet.
Deux traits de caractère du président illustrent ce qui cristallisa cet État stable : l’inattention et l’impulsivité. J’y reviendrai plus en détail. Je peux déjà souligner que la découverte de ces deux travers eut un puissant impact sur les individus qui servaient dans cette administration.
Prenons par exemple le cas d’une réunion d’information avec le président, une expérience difficile à restituer. Dans toutes les administrations précédentes, les conseillers tenaient à être prêts pour une pareille entrevue. On s’adresse au personnage le plus puissant de la terre. Avant d’avoir une conversation avec lui, chacun voudra être sûr de maîtriser son argumentation et de lui présenter un plan d’action précis. Vous allez aborder des affaires primordiales, parfois des questions de vie ou de mort, devant le chef du monde libre. C’est un moment lourd de sens et d’une extrême gravité.
Dans cette administration, cela ne se déroule pas du tout ainsi. Les réunions avec Donald Trump sont d’une nature complètement différente. D’entrée de jeu, les intervenants furent invités à ne pas apporter avec eux de longues notes internes. Il ne les lirait pas. Et ils ne devaient pas non plus se présenter dans le Bureau ovale avec des résumés. S’ils se sentaient obligés de venir avec des papiers, le mieux serait encore un document PowerPoint, car le président ne retient qu’en visualisant. D’accord, pourquoi pas, nous disions-nous souvent, les dirigeants aiment bien intégrer l’information à partir de plusieurs sources.
Ensuite, les mêmes s’entendirent demander de raccourcir les présentations PowerPoint. Le président était incapable de digérer trop de diapos. Pour retenir son attention, il lui fallait plus d’images, et moins de mots. Ensuite, on les pria d’alléger le message d’ensemble (sur des questions aussi complexes que la préparation militaire ou le budget fédéral) à seulement trois points principaux. Non, attendez, c’était encore trop. Assez vite, les conseillers de l’aile Ouest s’échangèrent les « bonnes pratiques » gages de succès dès qu’on entrait dans le Bureau ovale*3. Leur conseil le plus essentiel ? Laisser tomber la présentation en trois points. Il fallait y aller avec un point principal et le répéter – le rabâcher sans relâche, même si le président partait dans ses inévitables digressions – jusqu’à ce qu’il saisisse. Contentez-vous de revenir constamment sur le sujet. Sur UN seul point. Rien qu’un seul. Parce qu’au cours d’une réunion, vous n’arriverez pas à retenir l’attention du commandant en chef sur plus d’un thème. Vu ?
Certains conseillers se refusaient à croire que cela fonctionne de la sorte. « Vous êtes sérieux ? » demandaient-ils, lorsqu’ils questionnaient ceux qui étaient déjà passés par l’une de ces brèves réunions d’information. Comment pouvaient-ils simplifier leurs documents de travail à ce point ? Ils étaient là pour faciliter la prise de décision présidentielle sur des questions majeures, pas pour choisir un restaurant où dîner. J’ai vu un bon nombre de ses collaborateurs négliger ce conseil émanant de membres éclairés de l’équipe et aborder une entrevue avec le président Trump en s’apprêtant à une discussion riche sur des choix politiques concernant des questions d’ampleur nationale, assortie de vigoureux échanges. Ils en ont payé à chaque fois le prix.
« C’est quoi ce merdier ? » beuglait le président en jetant un œil à un document que lui tendait l’un d’eux. « Il n’y a que des mots, là. Un tas de mots. Ça ne veut rien dire. » Parfois, il jetait les documents sur la table. Il refusait catégoriquement de les lire.
L’un des changements de culture les plus éprouvants eut lieu au Conseil de sécurité nationale. Les équipes du NSC avaient l’habitude de produire des notes classifiées, longues et complexes. Toutefois, si le but consistait à informer ce nouveau commandant en chef, il était exclu de lui soumettre un rapport de cinquante pages sous un intitulé du style « Stratégie nationale intégrée pour un partenariat de défense indo-pacifique », de s’attendre à ce qu’il le lise, avant d’en débattre. C’eût été comme de lui parler en araméen à travers un oreiller. Même s’il faisait un gros effort d’attention, ce dont il était incapable, il lui serait impossible de comprendre un traître mot de ce qu’il entendait.
Il fallut de longs tâtonnements aux personnels de l’aile Ouest pour comprendre qu’il fallait modifier le format de ces réunions à la Maison-Blanche. Faute de quoi, les conseillers sortaient de ces réunions complètement frustrés. « C’est le type le plus dispersé que j’aie jamais rencontré, avouait l’un de ses conseillers en matière de sécurité. Il ne pige rien à ce qu’on lui raconte ! Néant ! » Pour s’adapter à ces bizarreries de comportement, on ordonna d’autres changements. Les présentations furent drastiquement raccourcies et les documents d’orientation réduits à quelques accroches. En conséquence, les propositions complexes furent réduites à un feuillet (ou idéalement à un paragraphe) et traduites en langage trumpien : « Qui est gagnant ? Qui est perdant ? »
D’autres découvrirent que s’ils entraient dans le bureau avec un simple visuel qui plaisait à Trump, cela faisait amplement l’affaire. À l’occasion, on risquait même d’en entendre parler plusieurs jours d’affilée. Il ne se séparait plus de cette image, l’agitait sous nos yeux lors des réunions. « Vous avez vu ça ? Incroyable, hein ? C’est superbe. C’est vraiment un truc unique. Dan ! » Il lui arrivait d’appeler le gourou des réseaux sociaux de la Maison-Blanche, dont le bureau se trouve juste à côté du Bureau ovale. « Ça, on va le tweeter, d’accord ? Alors voilà ce que je voudrais dire… » De la sorte, l’opinion partagerait son enthousiasme.

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