Dysphoria Mundi

Auteur : Paul B. Preciado
Editeur : Grasset

« Puisque mon désir de vivre en dehors des prescriptions normatives de la société binaire hétéro-patriarcale a été considéré comme une pathologie clinique caractérisée sous le vocable de « dysphorie de genre », il m’a paru intéressant de penser la situation planétaire actuelle comme une dysphorie généralisée. Dysphoria mundi : la résistance d’une grande partie des corps vivants de la planète à être subalternisés au sein d’un régime de savoir et de pouvoir patriarco-colonial. »
Tel est le point de départ de ce livre de « philosophie documentaire » où l’auteur, malade du covid et enfermé seul dans son appartement, emprunte à tous les genres (essai, fiction, journal) pour raconter à sa façon un monde dont les différentes horloges se sont synchronisées au rythme du virus, mais aussi du racisme, du féminicide, du réchauffement climatique… et de la rébellion à venir. Une manière de carnet philosophico-somatique d’un processus de mutation planétaire en cours.
Si la modernité disciplinaire était hystérique ; si le fordisme, héritier des séquelles des deux guerres mondiales sur la psyché collective, était schizophrène ; le néolibéralisme cybernétique, lui, est dysphorique.
L’hypothèse centrale de cet essai : les événements qui se sont produits pendant la crise du covid à l’échelle mondiale marquent le début de la fin du réalisme capitaliste.
Sommes-nous condamnés à croire tout savoir et ne rien pouvoir faire pour changer le cours des choses (paranoïa conspirationniste) ou continuer à tout faire de la même manière mais sentir que plus rien n’a de sens (dépression individualiste) ? Non : il est possible de franchir le pas vers une autre épistémologie terrestre. Encore faut-il refuser la nouvelle alliance du néolibéralisme numérique, des rhétoriques néo-nationalistes, l’explosion des inégalités économiques, des violences raciales, sexuelles et de genres, la destruction de la biosphère pour initier un profond processus de décarbonisation, de dépatriarcalisation, de décolonisation : c’est l’« hypothèse révolution » dont ce livre pose les prolégomènes…

22,00 €
Parution : Novembre 2022
400 pages
ISBN : 978-2-2468-3064-1
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Extrait

Il fallait que je me déclare fou. Atteint d’une folie bien particulière qu’ils ont appelée dysphorie. Je devais déclarer que mon esprit était en guerre avec mon corps, que l’esprit était masculin et que le corps était féminin. À vrai dire, je ne ressentais aucune distance entre ce qu’ils appelaient l’esprit et ce qu’ils identifiaient comme corps. Je voulais changer, c’est tout. Et le désir de changement ne faisait pas de différence entre l’esprit et le corps. J’étais fou, peut-être, mais si c’était le cas ma folie consistait à refuser l’antinomie entre ces deux pôles, féminin et masculin, qui pour moi n’avait d’autre consistance qu’une combinaison toujours variable de chaînes chromosomiques, de secrétions d’hormones, d’invocations linguistiques. J’étais fou, peut-être, mais si c’était le cas ma folie était aussi spirituelle qu’organique. Cette dysphorie était la maîtresse de mon âme autant que de mes cellules. J’étais attiré par autre chose, par un autre genre ou, mieux encore, par une autre modalité d’existence. Et ce nouveau genre était aussi attendu et démesuré qu’une pluie d’été s’abattant pour éteindre un feu. Le feu de l’Histoire.

Quand je pense à cette folie, si je ne me laisse distraire ni par les diagnostics psychiatriques ni par la pression des administrations de l’État, et que je m’efforce de saisir le sentiment qui domine sans conteste mes journées, c’est d’un rare bonheur politique qu’il me faut parler tout d’abord. Et ce bonheur, creusant son tunnel sous la réalité normative ces vingt dernières années, semble avoir traversé une fourmilière car aujourd’hui je me retrouve entouré d’enfants qui déclarent vouloir vivre comme j’ai voulu vivre lorsque j’étais considéré fou. Les pages qui suivent sont un compte-rendu de comment, parfois dans le bruit, parfois dans le mutisme, cette fourmilière a été construite et comment le monde moderne qui avait fait le partage entre notre folie et leur raison a commencé à s’effondrer.

Informations sur le livre