Des gens comme nous

Auteur : Leah Hager Cohen
Editeur : Actes Sud

Walter et Bennie Blumenthal s’apprêtent à célébrer le mariage de leur fille et de sa petite amie. L’heure devrait être à la fête, mais Walter et Bennie ont pris une décision qui pourrait bouleverser leur vie. Pour l’instant, il s’agit d’accueillir les premiers invités. Cinq jours durant, des liens se (re)noueront, des actes antisémites seront commis, des policiers s’inviteront à la noce, une alliance disparaîtra et des secrets – certains dissimulés depuis des décennies – seront percés à jour. Entre Jeffrey Eugenides et Ann Patchett, Leah Hager Cohen livre un roman lumineux et résolument contemporain sur ce qui nous sépare ou nous unit, ce joyeux bordel parfois appelé famille.

Traduction : Laurence Kiefe
22,50 €
Parution : Janvier 2020
311 pages
ISBN : 978-2-3301-3030-5
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Extrait

Quatre jours avant le mariage
— Les Tuniques rouges attaquent ! Les Tuniques rouges attaquent !
Pim sonne l’alerte, accoutré d’une tenue de milicien de la guerre d’Indépendance : le vieux coupe-vent bleu de sa sœur, trop grand pour lui (heureusement, étant donné qu’il n’a rien d’autre sur le dos et Tante Glad qui pourrait arriver d’une minute à l’autre). Même comme ça, le chou pâle de ses fesses surgit sous l’ourlet tandis qu’il cavale dans le couloir de l’étage. Des lambris de bois foncé et des planchers émane une odeur épicée, prenante, et la fenêtre au bout du palier offre un carré de ciel bien glauque. Il pleut depuis des jours.
Bennie, sa mère, aperçoit la sentinelle autoproclamée au moment où sa mission la fait passer devant la porte ouverte de la salle de bains. Bennie, à genoux sur le tapis de bain, aide Mantha à se laver les cheveux. Mantha, à qui appartenait précédemment le coupe-vent, a huit ans et, normalement, elle pourrait assumer cette tâche seule mais eu égard à son état actuel, le bras gauche pris depuis le coude jusqu’au poignet dans un plâtre en fibre de verre bleue, elle est bien obligée de s’en remettre aux bons soins de sa mère. Elle est assise dans la baignoire, la tête en arrière, les yeux hermétiquement clos, la bouche parfaitement pincée.
Pim, lui-même récemment sorti de la baignoire, revient suffisamment en arrière pour passer la tête par la porte et répéter en écho son cri d’avertissement ; Bennie relève la tête pour le regarder, son petit dernier de cinq ans, qui se balade, la peau encore toute rose, ses cheveux humides dressés dans tous les sens, l’implorant de – quoi exactement ? de s’affoler ? de préparer les armes ? – et elle est parcourue par un frisson de joie (le côté impératif de l’enfant, sa nudité) mais elle se contente d’ordonner brièvement “Pyjama !” avant de revenir à sa fille pour verser une casserole d’eau sur ses cheveux collés par l’après-shampooing.
— Quand est-ce qu’ils viennent ? demande Mantha, non sans avoir abondamment crachoté.
Elle crachote de façon ostentatoire après chaque casserole, alors même que sa mère prend toutes les précautions nécessaires pour que l’eau ne ruisselle pas sur son visage.
— Quand est-ce que qui vient ?
Bennie, imaginant l’assaut des Tuniques rouges, fronce les sourcils.
— Tout le monde.
Ah. D’accord. L’invasion. Tout le monde – ou presque tout le monde – va affluer chez eux dans les jours à venir, mobilisé pour d’imminentes festivités : Clem et Diggs vont se marier.
Clem, l’aînée des quatre enfants de Bennie, a l’intention, à l’âge ridiculement tendre de vingt-deux ans (et peu importe si Bennie était déjà mariée au même âge), d’épouser sa copine d’université d’ici quatre jours. Bennie ne parvient toujours pas à y croire. Avec un soupir pas si triste, elle récapitule la liste des arrivées prévues, un exercice aussi utile pour elle que pour Mantha : Tante Glad, en train de foncer vers la maison en ce moment même (Walter est parti il y a plus d’une heure la chercher dans la résidence médicalisée de Fishkill), ensuite Clem et ses deux demoiselles d’honneur, qu’on attend plus tard dans la soirée. Entre aujourd’hui et mercredi, débarquent les frère et sœur de Bennie : Lloyd avec sa fille et Tante Carrie avec toute sa couvée...
— C’est quoi une couvée ? veut savoir Mantha.
— Une ribambelle de poussins. Ou, en l’occurrence, les enfants de Tante Carrie.
— Elle n’en a que deux.
— Je faisais de l’ironie.
— C’est quoi, l’ironie ?
— À vrai dire, j’étais peut-être plutôt sarcastique.
Mantha fait le compte des enfants dans sa propre famille :
Pim, elle, Tom et Clem.
— Nous, on est une couvée ?
— Et comment !
Mantha rit.
— En tout cas – Bennie reprend sa liste – jeudi, Diggs & Co
arrivent, direct de Falls Church en Virginie.
— C’est qui “& Co” ?
— Une abréviation pour “et compagnie”.
En l’occurrence, le père et la belle-mère de Diggs. Heureusement, le contingent “& Co” ainsi que divers membres de la famille et amis moins proches prennent leurs quartiers non pas ici mais au Garrison Inn en ville. On a proposé aux futurs beaux-parents de loger dans la maison mais, pour être honnête, leur refus a été un vrai soulagement (ce n’étaient pas eux qui étaient visés mais les incertitudes aléatoires inhérentes aux coulisses de la vie quotidienne des Blumenthal ; Bennie doutait que les Diggins apprécieraient, à ce stade précoce, d’être témoins des relations chaotiques de la famille dans laquelle leur fille allait entrer). Même ainsi, il va falloir héberger ici neuf personnes supplémentaires en plus des six qui y vivent officiellement. Qui y viv(ai)ent. Parce que Clem, après le prochain week-end, n’y vivra plus.

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