Istanbul à jamais

Auteur : Samuel Aubin
Editeur : Actes Sud

Formateur dans le cadre d'une association française soutenant la création indépendante à travers le monde, Simon accompagne de jeunes documentaristes turcs dans l'élaboration de leurs projets. A ce titre, il habite Istanbul avec sa famille entre 2013 et 2017. À la lumière des sujets de ses élèves, d'origines et de confessions multiples, Simon perçoit l'énergie du peuple de cette ville, qui sans cesse se redresse et traverse les crises politiques qu'un gouvernement autoritaire aux responsabilités que l'on sait, ne cesse d'attiser.

21,00 €
Parution : Mars 2020
224 pages
ISBN : 978-2-3301-3361-0
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Extrait

La raillerie plaintive du goéland est si proche et insistante que Simon finit par ouvrir les yeux. La masse de plumes blanches est là, si près, les deux palmes jaunes courbées sur le bord de la fenêtre pulvérisée, bec ouvert et tendu vers le ciel. Il roule son œil rond cerclé de rouge, jauge Simon un instant, et s’élance dans le vide, glissant par-dessus les pentes de Beyoğlu. Depuis le lever du jour, les goélands sont redevenus maîtres du ciel d’Istanbul qu’ils couvrent de pleurs et de jappements incessants.
Simon et Claire ont fini par s’endormir dans le couloir, au petit matin, allongés sur le matelas qu’ils ont traîné depuis leur chambre et dont les bords remontent le long des murs. Anatole ne s’est pas réveillé quand ils l’ont porté de son lit jusqu’ici, avec eux. Il n’a rien entendu des avions de chasse rasant leur immeuble, ni de l’éclat des vitres de la chambre à leur passage. Les derniers F16 ont frôlé le toit vers 3 heures du matin et ensuite il y a eu les chants des muezzins. Non pas les appels à la prière, mais des psalmodies lugubres et interminables.
“J’ai faim.”
Anatole, cinq ans, est dressé sur ses coudes, le visage reposé, cheveux hirsutes, souriant, prêt à attaquer une nouvelle journée.
“Pourquoi on dort là ?”
Il se lève, décidé à élucider ce mystère, et entre dans la chambre de ses parents.
“Pourquoi la fenêtre elle est cassée ?
— Un avion est passé tout près, ça a tout fait trembler.”
Claire répond sans bouger, la tête posée de côté sur l’oreiller. Elle se tourne sur le dos, elle sourit à Simon qui est debout avec Anatole devant la vitre explosée. Elle fait celle qui n’a pas peur. Et Simon l’aime ainsi. Il sait que c’est une posture, mais il la trouve très crédible.
“J’ai faim.”
Ils habitent au cinquième et dernier étage d’un immeuble étroit, un perchoir baigné de soleil. De tous côtés, par les fenêtres des chambres et de la cuisine, des toits en tuiles rouges, des constructions hétéroclites, maisons rafistolées, buildings flambant neufs, édifices classés, hauteurs variables et couleurs indéfinissables. Le tout piqué de mille minarets. Côté salon, le bâtiment ocre du lycée Galatasaray rayonne, massif, sous les premières chaleurs du jour. C’est le lycée où travaille Claire depuis deux ans.
Il est 9 heures, Simon calcule qu’ils ont dû dormir trois heures. Il ouvre machinalement son téléphone à la recherche d’informations. 16 juillet 2016, lui rappelle d’abord son écran. Puis cette nouvelle : le commandement général de la gendarmerie vient d’être repris aux militaires séditieux. C’est maintenant certain, ils ont manqué leur coup. Il s’accoude à la fenêtre du salon et il observe la rue, tout en bas, à la recherche d’indices. Il n’y a rien d’autre qu’un livreur d’eau, son scooter lourdement chargé, roulant lentement, les jambes tendues en avant pour maintenir son équilibre.
Ils prennent leur petit-déjeuner, comme tous les autres matins. Claire tique un peu quand Simon décide d’aller voir si le Kara Kedi est ouvert. Mais quand il boucle ses sandales pour sortir, elle lance joyeusement :
“Tu achèteras des simits ?”
En bas, il croise la femme du kuruyemişçi, le vendeur de fruits secs. Elle porte son éternel voile carmin aux rayures d’argent et un sac Carrefour plein à craquer dans chaque main. Des drapeaux turcs sont accrochés à presque toutes les fenêtres. En haut de la rue, il salue le hipster à la carrure de Stallone. Sa barbe parfaitement taillée semble se balancer au rythme des courtes pattes de son chihuahua qui trotte devant lui. Ce matin, il ne sourit pas, il lève simplement sa main libre, celle qui ne tient pas la laisse. Un réfugié syrien dort sous un grand carton, allongé sur un banc près de la fontaine aux ablutions. C’est un nouveau, Simon le voit à ses mocassins en cuir posés sous sa tête. Le réfugié de la semaine d’avant avait des baskets blanches élimées.

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