Teréz, ou la mémoire du corps

Auteur : Eszter T. Molnár
Editeur : Actes Sud

Par le prisme de la mémoire et du langage, le roman de Eszter Molnár tisse des liens entre Est et Ouest à travers trois récits et trois langues (française, allemande et anglaise), sur le thème du corps souffrant et soignant : celui de Teréz, qui après un abus sexuel subi durant l'enfance, va tenter de se réinventer et de faire face aux refoulements de son passé à l'étranger. Une voix profondément européenne pour donner en partage l'expérience aussi fondatrice qu'irréversible du déracinement.

Traduit du hongrois par Sophie Aude
22,50 €
Parution : Mars 2022
256 pages
ISBN : 978-2-3301-6364-8
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Extrait

Tu es adorable, tu sais. Qu’est-ce que tu préfères à l’école ? Je ne répondais pas. Tu dois être bonne élève, je vois à tes mains que tu écris beaucoup. Des petites mains solides, travailleuses.
Je ne baissais pas les yeux, pourtant je sentais que c’était ce qu’il voulait, que je les baisse pour voir à côté des miennes ses mains à lui, le poing aux veines saillantes, les ongles aplatis au bout des doigts épais. Des mains d’adulte. Pas comme celles des garçons de ma classe. Il s’appuyait sur la planche où j’étais assise. J’avais mal au ventre. Ça faisait un moment que j’étais assise sans bouger, à fixer le point où papa avait disparu. Les roseaux s’étaient refermés au-dessus de la passerelle, seule une tige cassée pendait au-dessus de l’eau.
Tu me racontes quelque chose, demanda-t-il. Sa voix était tellement humble que j’aurais peut-être répondu si je n’avais pas senti sa respiration dans mon cou. Demain nous avons interrogation d’allemand et je suis contente, même si je préfère la grammaire, c’est ma matière préférée, voilà ce que j’aurais dit si quelqu’un d’autre m’avait posé la question, mais il n’y avait personne d’autre que lui, l’ami de papa et je ne répondais pas.
Je me réjouissais tellement, ce matin encore, à l’idée d’aller pêcher. Je savais que mon père ne m’adresserait pas la parole et que je n’aurais pas le droit de parler non plus pour ne pas effrayer les poissons. J’avais mis mes nouvelles claquettes roses, glace à la fraise, que maman m’avait achetées deux jours avant au marché. Maintenant mes pieds transpiraient désespérément. Papa allait revenir tout de suite, il était juste parti jeter un œil au filet. À cet endroit les roseaux poussaient si dense qu’ils étouffaient les voix, je savais bien pourtant que papa n’était pas loin, il devait siffloter. On ne s’amarrait jamais ici d’habitude, il descendait juste pour voir avant de revenir. Quand nous étions tous les deux, c’était moi qui retenais la barque le long de la passerelle, mais là, avec son ami et moi qui ne bougeais pas, le courant était en train de nous emporter. L’ami de papa ne regardait même pas la passerelle. Il n’avait aucune idée des courants sous la surface.
Il continuait avec ses questions et je continuais à me taire. J’avais l’estomac retourné. Les roseaux formaient de petites criques piégeuses, je ne voyais déjà presque plus le point où papa avait disparu. Qu’est-ce qu’il allait dire quand il verrait que j’avais laissé a barque dériver ? J’aurais voulu me pencher pour attraper les rames, mais l’ami de papa était trop près. Mon nez me grattait à cause de la transpiration pourtant je ne bougeais pas, même pas quand la main adulte attrapa la mienne pour l’attirer à lui.

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