La montagne des autres

Auteur : Georges-Patrick Gleize
Editeur : Calmann-Lévy

De terrifiants secrets dorment sur les pentes des estives…

C’est au fond d’une vallée de la Haute-Ariège, dans la vieille maison d’une tante éloignée, que Laura Farges vient s’isoler pour terminer enfin sa thèse. La jeune professeure espère bien que personne ne viendra perturber son travail dans ce coin reculé, entouré de magnifiques montagnes. Mais les familles du hameau qui se partagent les terres environnantes depuis toujours la voient arriver d’un oeil méfiant, sinon hostile. Toutefois, Laura peut compter sur son étrange voisine, Elena, une Hollandaise, que les gens du pays appellent « la Louve ».
La paix que Laura venait chercher cède pourtant très vite la place à un climat menaçant : victime d’actes de malveillance, elle découvre bientôt qu’une omerta pèse dans la vallée sur plusieurs disparitions.
La curiosité de Laura n’est pas du goût de tout le monde et ce qui se voulait une studieuse retraite vire peu à peu au cauchemar. Quels redoutables secrets cachent les habitants de ce hameau perdu ?

Sur ces terres pyrénéennes dont il célèbre mieux que personne la beauté, Georges-Patrick Gleize construit avec La Montagne des autres un roman au suspense haletant, riche en émotions et en rebondissements.

19,50 €
Parution : Septembre 2021
384 pages
ISBN : 978-2-7021-8266-6
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Extrait

Un banal accident

Coup de chance ! Ce soir, en rentrant du lycée, Laura Farges avait facilement réussi à garer sa voiture sur le parking de la résidence à quelques pas de son domicile dans un quartier calme de Fontainebleau. À cette heure, et ça tenait du miracle, il y avait encore des places dans la rue Paul-Jozon. Le cartable sous le bras, la jeune femme avait ouvert la boîte aux lettres normalisée qui jouxtait le portail d’entrée pour prendre son courrier. Habituée à la trouver encombrée de généreuses publicités, elle prêtait particulièrement attention à ce qu’une lettre importante, banque ou impôts, ne passât inaperçue dans le fatras de catalogues colorés annonçant promotions spectaculaires et affaires à ne pas manquer. Certes, le courrier distribué par la poste se raréfiait progressivement depuis une vingtaine d’années. À l’âge d’Internet, un relevé de banque, la dernière quittance d’EDF, l’appel du pied d’une ONG à verser son obole pour lutter contre la misère en Afrique constituaient l’essentiel des plis. Même les cartes postales étaient désormais rares, témoignages désuets d’escapades du troisième âge, plus rarement celui d’un ami en villégiature à l’autre bout du monde.

Ce jour-là, dans la boîte aux lettres de Laura Farges, il n’y avait qu’une banale enveloppe de papier kraft, oblitérée d’un de ces jolis timbres que les philatélistes affectionnent. Laura reconnut tout de suite l’écriture. À observer cette manière de tenir la pointe Bic, héritière des plumes Sergent Major, elle sut que c’était celle de sa mère. À cinquante-huit ans, Brigitte était une respectable quinquagénaire aux cheveux permanentés d’un bout à l’autre de l’année, indéfrisable, ce qui avait pour principal avantage de la dispenser d’aller trop souvent chez le coiffeur. Laura, qui n’appelait sa mère jamais autrement que « maman », trouvait qu’elle portait un prénom désuet, à la mode dans les années soixante, vedettariat du cinéma de l’époque oblige. La jeune femme décacheta l’enveloppe sans fébrilité, sachant par avance ce qu’elle contenait.
À l’intérieur, elle trouva une coupure de presse grossièrement découpée aux ciseaux dans La Dépêche du Midi, le grand quotidien d’Occitanie. Le titre, qui s’étalait en caractères gras, tenait du banal fait divers : « Une randonneuse dévisse dans le Vicdessos ». La photo noir et blanc d’un versant abrupt de montagne était censée l’illustrer. Au stylo bille bleu, Brigitte avait écrit en bas de l’article : « Un exemple de plus, s’il t’en faut un, que la montagne est, quoi que tu dises, toujours dangereuse ! » Daté du mardi précédent, le billet venait en conclusion de la conversation téléphonique qu’elle avait eue avec sa mère au début de la semaine. Laura en parcourut rapidement le contenu. L’article était d’une affligeante banalité, sans doute rédigé à la va-vite par le correspondant local, pressé de remplir l’espace qui lui était dévolu avant le bouclage du journal.
Laura replia rapidement la coupure de journal et la glissa dans l’enveloppe, se promettant d’y revenir plus tard. Passionnée de montagne depuis l’enfance, elle était loin d’ignorer combien sa mère s’inquiétait pour elle quand elle la savait traînant ses semelles en Vibram sur quelque sentier escarpé. Comment aurait-elle pu lui en vouloir ? La mort accidentelle du frère cadet de Brigitte, Patrice, en 1968, à l’âge de vingt et un ans, dans le massif de la Chartreuse, avait à jamais guéri celle-ci de ces espaces montagnards où le ciel tutoie la terre en un dialogue passionné. Le moindre rocher la faisait frémir. Adepte du grimpé à mains nues sans corde d’assurance, histoire de mieux sentir le rocher pour faire le plein d’adrénaline, l’étudiant en troisième année de géographie à Lyon avait fait une chute mortelle dans un vertigineux abîme. Le port d’un casque ne lui aurait pas servi à grand-chose. On avait retrouvé son corps fracassé sur les rochers, voisinant une de ces carcasses d’ovin que les vautours curaient jusqu’à l’os. Sans doute pouvait-on incriminer la folle imprudence du téméraire montagnard…
Comme ce qui est interdit a bien souvent le parfum enivrant de la séduction, très jeune, Laura s’était sentie attirée par les sommets. Déjà, au gymnase de son collège à Brive, elle excellait aux agrès. Les barres parallèles n’avaient guère de secrets pour elle et elle adorait se suspendre à une corde, la tête en bas. Les positions les plus scabreuses ne l’effrayaient pas. Faute de mur d’escalade dans son établissement, comme beaucoup de garçons, elle en avait été réduite à grimper aux arbres dans les bois pour y bâtir des cabanes en jouant aux Indiens. Mais pas question d’exercer de tels talents dans le parc municipal ! Elle devait attendre la semaine de vacances d’été chez ses cousins en Haute-Corrèze pour satisfaire sa fringale d’aventures et de sensations fortes.
Comme nombre de gamins qui ont grandi entre les murs étroits d’un trois-pièces-cuisine avec vue imprenable sur l’immeuble d’en face, Laura n’avait donc rêvé dans ses jeunes années que de grands espaces et d’escapades dans la nature, divertissements que la verte Corrèze lui offrait généreusement, pourvu qu’on s’éloigne de la cuvette urbanisée de Brive. Plus tard, alors élève en CM1 à l’école de Pont-Cardinal, une classe de neige au Lioran, organisée par un jeune instituteur adepte des méthodes des CEMEA 1 et membre actif de la Ligue de l’enseignement, lui avait fait découvrir la beauté sauvage de la montagne. Dès lors, elle avait voué un culte aux hauts reliefs, n’ayant de cesse d’escalader les pentes, se grisant du vertige des espaces escarpés et des abîmes profonds, envoûtée par le moutonnement des sommets.
Les multiples mises en garde maternelles n’avaient pas réussi à la détourner de cette passion. Combien de fois ses jeux dangereux ne s’étaient-ils soldés par des plaies et des bosses ? Coutumière des genoux écorchés, un brin casse-cou, Laura avait appris à ne pas se plaindre, seul moyen de ne pas encourir les foudres familiales. Souvent morigénée par sa mère qui aurait préféré la voir s’adonner à des activités plus féminines, elle cultivait un indéniable côté garçon manqué. L’affirmation de sa féminité à l’adolescence ne lui avait pas pour autant fait renoncer à ses exploits. Le vernis à ongles et le rouge à lèvres ne sont pas les ennemis de la randonnée. Même les entorses qui avaient ponctué ses sorties n’y avaient rien fait. Elle avait la montagne dans la peau ! Sans être titulaire d’un quelconque brevet d’accompagnatrice, faute de l’accord maternel pour suivre une formation diplômante, la jeune femme avait toutefois acquis une assez bonne connaissance de ce milieu auquel elle consacrait tous ses loisirs.
Professionnellement éloignée des joies du milieu montagnard depuis bientôt cinq ans, Laura, en bonne Sudiste, se morfondait comme nombre de jeunes enseignants en Île-de-France. Pour ronger son frein de néo-recrutée, elle fréquentait régulièrement les 30 000 blocs de grès qui émaillent la forêt sablonneuse de Fontainebleau. Balisés en jaune ou noir selon leur difficulté, à une encablure des sentiers pédestres où les Parisiens avides d’air pur viennent se dégourdir les jambes, les blocs du Bas-Cuvier, les gorges d’Apremont, les Trois Pignons constituaient son terrain de jeu le week-end. Un rayon de soleil et elle délaissait sans remords ses copies pour s’adonner aux joies de l’escalade. Depuis les vacances de la Toussaint, la jeune femme essayait de faire partager cette passion à Antoine, un solide infirmier engagé dans la Marine nationale, rencontré dans le train. Tout autant que les immensités de l’océan, la montagne offrait de grands espaces propices à l’aventure, lui avait-elle expliqué, son délicieux minois lové au creux de son épaule.

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