Seul à travers l'Atlantique et autres récits

Auteur : Alain Gerbault
Editeur : Points

Le 15 septembre 1923, Alain Gerbault accomplit l'impensable et débarque à New York sur le Firecrest après une traversée légendaire de l'Atlantique d'est en ouest – exploit encore inégalé. Un an plus tard, le jeune marin entreprend un tour du monde par Panamá, l'océan Indien et le cap de Bonne-Espérance. Suivent ensuite une série de voyages et de périples pour un homme qui, tout au long de sa vie, n'aura de cesse d'aller au bout de lui-même. Une ode inoubliable au courage, à la ténacité et à la liberté.

Alain Gerbault est né en novembre 1893 à Laval et mort en décembre 1941 à Dili, au Timor. Il est enrôlé comme pilote pendant la Première Guerre mondiale, puis, à la fin du conflit, il se lance sans succès dans les affaires et participe à de nombreux tournois de tennis. En 1921, il décide de changer de vie, achète un vieux voilier et prend la mer.

9,00 €
Parution : Octobre 2019
Format: Poche
720 pages
ISBN : 978-2-7578-8042-5
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Extrait

Dans une maison amie près de New York, une soirée calme, si calme que je me demande si mon extraordinaire aventure des mois derniers est bien arrivée.
Par la fenêtre, j’aperçois le détroit de Long Island et le mât de mon petit Firecrest, à quelques centaines de mètres de là, le long de la jetée de Fort Totten.
Ce n’est pas un rêve. J’ai traversé seul l’Atlantique et je suis maintenant aux États-Unis. Il y a moins d’un mois, dans les tempêtes au milieu de vagues immenses, j’avais à lutter à chaque instant pour défendre ma vie contre les éléments.
J’ai là, sous la main, mon livre de bord que j’ai fidèlement tenu, même par les plus gros temps. J’en tourne les pages, où l’eau de mer n’a pas encore tout à fait séché, et mes yeux tombent sur ce passage de ma croisière :
« À bord du Firecrest, le 14 août, en mer par 34 degrés 45 minutes de latitude nord et 56 degrés 10 minutes de longitude ouest, fort vent d’ouest. Le bateau a été terriblement secoué toute la nuit, et des paquets de mer viennent s’y briser à chaque instant. À 4 heures du matin, l’écoute de foc casse et je dois faire une épissure. Le pont est complètement submergé. Bien que toutes les issues soient closes, tout est trempé à l’intérieur. Ce n’est pas une petite affaire que de préparer mon déjeuner, et il m’a fallu deux heures d’efforts acrobatiques avant d’avoir réussi à préparer une tasse de thé et quelques tranches de lard grillé, et cela non sans m’être maintes fois cogné la tête contre les panneaux.
« À 9 heures, la trinquette se déchire. Le bateau est tellement secoué à ce moment et le vent est si violent que je ne puis tenter de la réparer. Tous mes verres et toutes mes tasses sont en miettes.
« À midi, une vague monstrueuse s’abat sur le pont et emporte le panneau de la soute aux voiles. Les vagues vont grossissant, la mer est maintenant énorme et le vent souffle en furie. Il vente si fort que mes voiles ne peuvent tenir. Un trou apparaît dans ma trinquette et ma grand-voile se déchire le long de la couture médiane, laissant apparaître une fente de trois mètres. Il faut que j’amène mes voiles pour les sauver. C’est très difficile par un tel vent, par une telle mer, sans m’exposer à tomber par-dessus bord !
« Sur le pont mouillé et glissant, je puis à peine me tenir, et il me faut une bonne heure pour accomplir ma tâche périlleuse. J’ai envie de hisser la voile de cape, mais le vent augmente encore. C’est maintenant une vraie tempête. Aucune voile ne supportera pareil temps. La vibration des haubans rend exactement la même note qu’un train rapide. Cela veut dire que le vent a acquis une vitesse de plus de soixante milles à l’heure.
« C’est ou jamais l’occasion de me servir de mon ancre flottante, qui est un grand sac de toile conique dont l’ouverture est maintenue béante par un cerceau de fer. Attachant une extrémité d’une corde de quarante brasses à l’ancre marine et l’autre à la chaîne de mon ancre, je jette le sac à la mer, le reliant à une petite bouée en guise de flotteur. Le sac s’emplit sous l’eau, la corde se raidit et, très lentement, l’étrave de mon bateau se tourne face au vent.
« Le Firecrest maintenant roule moins fort, bien que je sois encore très secoué par la mer. Il me faut mettre de vieilles toiles sur la soute aux voiles pour empêcher l’eau d’y pénétrer. Je suis à bout de forces, mais j’ai encore beaucoup à faire. J’emporte dans ma cabine mes voiles déchirées et, refermant derrière moi toutes les issues, je passe la soirée et la plus grande partie de la nuit à les réparer avec une paumelle et une aiguille.
« Maintenant, il pleut à torrents. Dans le salon, l’eau est au niveau du plancher. Et je m’aperçois, à mon grand dépit, que ma pompe ne marche pas. Il pleut de plus en plus fort ; je suis trempé jusqu’aux os ; il n’y a plus un seul endroit sec à bord, et je n’arrive pas à empêcher la pluie de pénétrer en plusieurs endroits par les claires-voies et la soute aux voiles. »

Je ferme mon livre de bord. Ceci n’est qu’une journée ordinaire pendant le mois de tempêtes que j’eus à supporter vers le milieu du voyage.
Mais quelle merveilleuse existence !
Bien que je n’aie atterri que depuis quelques jours, j’aspire déjà à lever l’ancre et à reprendre le large et la vie de marin. Et je me mets à rêver. Comment donc suis-je devenu marin ? Comment ce goût de la mer m’est-il venu ?
J’ai passé la plus grande partie de ma jeunesse à Dinard, près du port de pêche qu’est Saint-Malo, le pays des fameux corsaires, gloire de notre marine, il y a deux cents ans. Lorsque mon père ne m’emmenait pas avec lui sur son yacht, je m’arrangeais toujours pour passer la journée sur la barque d’un pêcheur.
C’est à Saint-Malo que les rudes pêcheurs bretons équipent leurs bateaux pour les voyages périlleux aux bancs de Terre-Neuve, ou aux zones poissonneuses d’Islande.
Déjà mon ambition était de posséder une petite embarcation. Une fois, mon frère et moi avons économisé assez d’argent pour acheter un bateau dont un autre se rendit propriétaire avant nous.
J’enviais la vie des pêcheurs bretons et je frémissais au récit de leurs prouesses d’endurance et d’audace.
C’est là, à Saint-Malo et à Dinard, que j’appris à aimer la mer, les vagues et les vents tumultueux. Mes livres préférés étaient des livres d’aventures. Beaucoup d’entre eux racontaient la chasse à l’or, les aventures des mineurs de l’Alaska et du Klondike. Le mot El Dorado exerçait un grand charme sur moi. Je pensais parfois : « Lorsque je serai un homme, je découvrirai l’El Dorado. »
Étant enfant, Joseph Conrad mit un jour le doigt sur une carte de la partie inexplorée de l’Afrique centrale et dit : « Quand je serai grand, j’irai là-bas. » Il réalisa son rêve. Il alla là-bas. Moins heureux que Conrad, je ne réaliserai jamais mon rêve d’enfant ; je subirai bien plutôt le destin du héros d’Edgar Allan Poe.
« A galant Knight – Had journeyed long – Singing a song – In search of El Dorado – But he grew old – This Knight so bold.
« As he found – No spot of ground – That looked like El Dorado. »
« Un vaillant chevalier – avait longtemps voyagé – chantant sa chanson – à la recherche de l’El Dorado. – Mais il devint vieux – le courageux chevalier ! Et il ne trouva – aucune trace d’un pays – qui ressemblât à El Dorado. »
Après mes heureuses années d’enfance à Dinard, on m’envoya à Paris pour mes études et je devins interne à Stanislas. C’est là que je passai les années les plus malheureuses de ma vie, enfermé entre de hauts murs, rêvant de vaste monde, de liberté et d’aventures. Mais il fallait étudier pour devenir ingénieur.
La guerre survint.
J’entrai dans l’aviation. Après avoir éprouvé l’ivresse de l’espace sur mon appareil de chasse, à travers les nuages, je savais que je ne pourrais jamais plus mener dans une cité une existence sédentaire. La guerre me fit sortir de la civilisation. Je n’aspirai plus à y retourner.
Un jeune Américain, camarade d’escadrille, me prêta un jour un livre de Jack London, la Croisière du « Snark ». Ce livre m’apprit qu’il était possible de parcourir le monde sur un bateau relativement petit. Ce fut pour moi une révélation et je décidai à l’instant que je tenterais l’aventure, si j’étais assez heureux pour survivre à la guerre.
Plus tard, j’associai deux camarades à mes projets. Nous devions armer un bateau à nous trois et faire route vers les îles du Pacifique.
Mais ces deux amis moururent bravement dans les airs !
Ce fut alors que je pris la décision de partir seul. Abandonnant ma carrière d’ingénieur, je cherchai, une année durant, dans tous les ports français, un bateau dont je pusse assurer la manœuvre sans aide. Il y a deux ans et demi, visitant sur son yacht mon ami Ralph Stock, auteur de la Croisière du « Dream-Ship », je découvris à l’ancre, dans un port anglais, un petit bateau. C’était le Firecrest.

Informations sur le livre