Les Sentinelles des pandémies

Chasseurs de virus et observateurs d'oiseaux aux frontières de la Chine
Auteur : Frédéric Keck
Editeur : Points

À partir d’une recherche ethnographique menée à Hong Kong, Taïwan et Singapour, aux frontières de la Chine, cet ouvrage montre comment les « chasseurs de virus » et les responsables de la santé publique s’allient avec les vétérinaires et les observateurs d’oiseaux pour suivre les mutations des virus de grippe entre les oiseaux sauvages, les volailles domestiques et les humains. Les sentinelles animales, placées sur la ligne de front des « guerres contre les virus », sont valorisées parce qu’elles détectent l’apparition des maladies infectieuses émergentes à travers des signaux d’alerte précoce. Par les méthodes de l’anthropologie sociale, Frédéric Keck décrit la manière dont les techniques de préparation en vue d’une pandémie transforment les relations entre humains et non-humains dans le temps long de l’anthropocène.

8,90 €
Parution : Janvier 2021
Format: Poche
336 pages
ISBN : 978-2-7578-8913-8
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Extrait

La pandémie de grippe est un des événements qui suscitent une mobilisation au niveau global. Le carac- tère cyclique des pandémies – la « grippe espagnole » en 1918, la « grippe asiatique » en 1957, la « grippe de Hong Kong » en 1968 – a conduit les experts à penser qu’une nouvelle pandémie était imminente et qu’elle tuerait des millions de personnes. La question, selon les autorités de santé globale, n’est pas de savoir quand et où la pandémie commencera mais si nous sommes prêts à affronter ses conséquences catastrophiques. La pandémie bouleverse la vie sociale non seulement parce qu’elle tue des individus en série mais aussi parce que la contagion entraîne la panique et la méfiance. Il faut donc se préparer aux pandémies pour limiter non seulement le nombre de victimes humaines mais aussi ses effets économiques, politiques et moraux *.
Une pandémie commence quand un pathogène infecte une population humaine non immunisée. On considère que les virus mutent à travers les espèces animales, où ils se développent habituellement de façon asymptomatique dans leurs « réservoirs animaux », avant de passer aux humains, où ils déclenchent infections et contagions. Les virus de grippe, en particulier, mutent et se réassortissent chez les oiseaux, notamment aquatiques, mais aussi chez les porcs, décrits comme des « véhicules intermédiaires » parce qu’ils ont des récepteurs dans leurs voies respiratoires qui peuvent s’attacher aux virus aviaires et humains. Quand les microbiologistes suivent les pathogènes dans leurs réservoirs animaux pour anticiper leur émergence chez les humains, ils introduisent ainsi les animaux dans la société.
Ce livre montre, avec les méthodes de l’anthropologie sociale, comment les techniques de préparation en vue d’une pandémie de grippe ont transformé nos relations aux oiseaux. Des milliards de volailles ont été tuées à travers le monde pour éviter que des pathogènes potentiellement pandémiques ne franchissent les frontières d’espèces. Les oiseaux migrateurs ont été surveillés pour comprendre la diffusion des virus de grippe en dehors de leur lieu d’émergence. La faune sauvage est passée des pages « Nature » des journaux aux images de couverture des magazines, représentant les foyers de grippe aviaire comme des attaques terroristes, tandis que les photographies de poulets dans les abattoirs ont envahi l’espace public pour rassurer de façon ambivalente les consommateurs sur la sécurité de la viande de volaille. Alors que le virus de grippe aviaire létal reste encore à venir, son anticipation a déjà modifié le monde dans lequel les hommes vivent avec les animaux, sauvages et domestiques.
La grippe aviaire est décrite comme une « zoonose », soit une infection causée par un pathogène qui a « sauté » des animaux aux humains. La mobilisation autour des zoonoses, qui constituent la plus grande part des maladies infectieuses émergentes, s’est accrue au cours des quarante dernières années avec le combat contre la fièvre hémorragique Ebola (1976), transmise des chauves-souris aux primates, l’encéphalopathie spongiforme bovine (1996), transmise des moutons aux vaches, le syndrome respiratoire aigu sévère (sras, 2003), transmis des chauves-souris aux civettes masquées. Alors que le lien entre les pathogènes et leur environnement a toujours été au cœur de la santé publique, cette série d’émergences au cours des quarante dernières années est aujourd’hui expliquée par les changements dramatiques provoqués par l’urbanisation, l’élevage industriel, la déforestation et le changement climatique 2.
L’anthropologie sociale, en tant qu’elle produit du savoir sur les similarités et les différences entre les humains et les autres animaux, peut prendre ces pathogènes franchissant les barrières d’espèces comme point de départ pour une enquête sur les transformations des relations entre humains et non-humains. La connexion entre les relations hommes/ animaux et les mesures de santé publique s’opère dans les deux sens : de nouvelles relations entre hommes et ani- maux (comme l’intensification de l’élevage industriel) ont produit de nouveaux risques d’émergence, mais les tech- niques utilisées pour limiter ces risques (comme l’abattage massif de volailles ou l’usage de poulets sentinelles) ont aussi changé la façon dont les hommes interagissent avec les animaux.

Informations sur le livre