Extrait : Égaré ! Conseiller principal d'éducation, année zéro

Auteur : Thierry Gaudin
Editeur : Stock

Égaré ! Conseiller principal d'éducation, année zéro

Baptême du feu

Septembre. Semaine 1. Jour 1. 6 h 30

Réveillé depuis deux heures, je reste prostré sur mon lit. Une main sur le ventre, l’autre sur le cœur, pour tenter de calmer mon angoisse. Le « clic » caractéristique du radio-réveil résonne dans la pièce. Le flash info hurle : « C’est la rentrée ! » Il me faut trente secondes pour reprendre le contrôle de mon corps tétanisé et réussir à me lever. Je marche vers la salle de bains comme un condamné vers l’échafaud. Une douche d’un quart d’heure et des hectolitres d’eau brûlante sur le corps ne parviennent pas à m’apaiser.
France Inter répète en boucle que dix millions d’élèves s’apprêtent à reprendre le chemin de l’école !
Dans la cuisine éclairée au néon blanc, je me prépare un thé aux agrumes. Rien d’autre ne passera. À travers la fenêtre, je contemple le théâtre de mes futurs exploits éducatifs : la cour de récréation, les buts de hand-ball, le panneau de basket. Plus loin, le local poubelles, la zone de livraison des cuisines. La barre du bâtiment E, réservé aux matières scientifiques et à la technologie, perpendiculaire à celle du bâtiment B, accueillant les cours de français, d’histoire-géographie et de langues. À l’intérieur, le ballet des agents de service en train de nettoyer les salles avant le grand débarquement.
À l’arrière-plan, les tours de la cité « sensible » du Bel-Air. Une multitude de fenêtres allumées derrière lesquelles j’imagine des centaines d’enfants de 11 à 15 ans en train de se lever, de préparer leurs affaires ou de plonger le nez dans leur bol de Chocapic. Certains avec la boule au ventre comme moi. D’autres avec déjà peut-être la rage au cœur et l’envie d’en découdre avec leurs enseignants.
Ou avec leur nouveau conseiller principal d’éducation.
7 heures. La faible distance qui me sépare de mon lieu de travail me permet de tourner en rond dans l’appartement en attendant l’heure fatidique. Les minutes s’égrènent jusqu’à 7 h 30. Je vérifie ma tenue devant le miroir de l’entrée (trois fois) : gilet sobre, pantalon noir à pinces, braguette bien fermée, chaussures cirées. Peut-être un peu trop. Je voudrais ressembler à un « monsieur » mais c’est plutôt un premier communiant qui me fait face.
Je quitte l’appartement, descends l’escalier. Dernière inspection de braguette devant la porte. Pause. Attendre encore un peu avant de plonger. Ma main se crispe sur la poignée, puis s’abaisse. Je suis dehors. Les yeux fermés, je respire l’air frais du petit matin.
C’est alors que je les entends.
Leurs voix viennent de tous les côtés. Des dizaines de discussions encore étouffées par la distance. Soudain, des cris d’adolescentes. La joie des retrouvailles. Mon cœur s’emballe. Le brouhaha s’amplifie à mesure que je traverse le parking. Cinquante mètres à parcourir jusqu’au bâtiment administratif. Une haie fournie me cache aux regards extérieurs. Par les trouées, j’aperçois des casquettes, des sacs à dos, le corps voûté d’un grand gaillard. Il me dépasse d’au moins une tête. Je tourne les yeux vers la porte de la loge : elle fait face à la grille d’entrée contre laquelle ils sont agglutinés.
Dans deux secondes, je vais entrer dans leur champ de vision.
J’ai peur.