Extrait : Meurtres à Willow Pond

Auteur : Ned Crabb
Editeur : Gallmeister éditions

Meurtres à Willow Pond

Tandis qu’il se versait une autre rasade de félicité, Brad entendit le pas léger d’espadrilles de marque sur les marches du porche et, en se retournant, il vit Renee, sa femme, la deuxième- personne qu’il détestait le plus après sa tante. Deux fois par mois, elle quittait son appartement de Bar Harbor, sur la côte du Maine, pour venir en personne chercher son chèque, conformément à leur accord de séparation, et voir si Gene montrait des signes de fatigue ou, selon son plus cher désir, était mourante. Elle souhaitait désespérément que Brad hérite de sa part du lodge ainsi elle pourrait empocher une somme coquette du butin en lui accordant le divorce.
— Bonjour, ma fleur empoisonnée, dit Brad. Tu veux divorcer ?
— Oui. Tu as deux millions ?
— Je les aurai un de ces jours.
— Gene respire la santé, c’est immonde. Qu’est-ce que tu attends pour la tuer ?
— Et toi ?
C’était leur échange habituel de plaisanteries, sauf que Brad commençait à ne plus le trouver aussi drôle. Depuis peu, il était en proie à de sombres méditations, au cours desquelles il imaginait comment tuer sa tante. Tuer. Mon Dieu, ça ne lui ressemblait pas. Ça ne ressemblait pas à l’homme qu’il voyait dans la glace. À moins que… Qu’était-il en train de se passer ? Son âme se décomposait.
Renee s’assit à côté de lui et garda un moment le silence, les yeux tournés vers le lac, balançant une jambe élégante.
— Écoute, Brad, finit-elle par dire. Je suis désolée qu’on ait été pris au piège. Il faut qu’on se libère, toi et moi. Mais j’ai besoin d’argent. Je veux de l’argent. Hors de question pour moi de croupir dans les bars à touristes de Bar Harbor.
— Tu n’as qu’à épouser un de ces vieux salauds pleins aux as qui vivent sur la côte et me foutre la paix.
— Tu sais très bien que je ne me remarierai pas, Brad. Surtout pas pour l’argent, même si j’en ai besoin. Je veux de l’argent à moi. Je veux aller où je veux quand je veux, faire ce que je veux. J’ai trente-huit ans. Je veux fréquenter les endroits chic et être entourée de gens riches et beaux. C’est ma place. J’ai envie d’être vue.
— Ouais. T’as raison, Renee. Je ne t’aime pas, mais je dois admettre que tu es encore très séduisante.
— Je ne t’aime pas non plus. C’est marrant qu’on se soit mariés.
— Ouais, je suis pété de rire.
— Ça devait être pour le cul.
— Ouais, c’était pour le cul. Je te sers un verre ?
— Avant midi ? Mon Dieu, non. Je t’en prie, ne meurs pas d’une cirrhose avant d’avoir hérité.
— Et après avoir hérité ?
— Fais comme chez toi.
— Tu es mon ange gardien.
— À propos d’anges, tu vas tringler la petite blonde que tu emmènes à la pêche ?
Le visage de Brad se chiffonna et il se tourna vers Renee.
— Si je vais la tringler ? La tringler ? Mais qu’est-ce que c’est que ce langage ?
— Les Anglais disent ça. Plutôt évocateur, non ?
— Oh là là, tu fréquentes encore des Anglais ?
— J’ai quelques amis britanniques, oui. Je les trouve certainement plus attirants que le crétin américain moyen.
— Super. Je dois te laisser.
Brad se leva, vacilla légèrement, puis descendit les marches d’un pas lourd pour se diriger vers le bateau. Indifférente, Renee tira un roman policier de son sac. La couverture, sur laquelle figuraient une imposante vieille demeure avec de grandes fenêtres effrayantes et le titre Mort à Broadmoor Manor, était de celles qui la poussaient le plus souvent à acheter un livre. Meurtre et anglophilie, délicieux cocktail. Et cela ramena son esprit, rapide mais pas particulièrement profond, sur une voie familière : ne serait-il pas formidable si quelqu’un pouvait éliminer – “éliminer” était un euphémisme dont usaient ses amis britanniques – cette vieille horreur d’Iphigene Seldon ?
Renee commençait à perdre espoir. Dans un an ou deux, son corps et son visage se mettraient à s’affaisser sous l’effet de la pesanteur. Il lui fallait ce foutu fric.