Extrait : Mata Hari

Auteur : Anne Bragance
Editeur : Belfond

Mata Hari

Le premier baron

Vacante, oisive, amollie par la chaleur estivale, la foule s'étire le long de la voie où, déjà, le convoi a pris place. Dans la masse qui piétine, un enfant pleurniche et se plaint qu'il étouffe, un homme retire son canotier de paille, s'éponge le front tandis que là-bas, au-dessus de la mêlée, oscille la tache claire d'une ombrelle. Par familles entières, ils sont venus là, poussés par le désoeuvrement, et ils déambulent sur le quai, ils encombrent, il faut bien le dire, ils obstruent le passage que les voyageurs sur le départ doivent forcer pour atteindre les voitures. Adam Zelle est de ceux-là, qui s'impatiente, qui s'inquiète : ils ne doivent pas manquer ce train, le dernier de la journée pour Leeuwarden. Il jette un regard en arrière vers la jeune Margaretha qui marche dans son sillage.
- Dépêche-toi, petite ! Avance donc ! Vite, donne-moi la main !
Et, ayant saisi la main de sa fille, il entreprend de fendre la foule des badauds, il joue des coudes, des épaules, il jouerait bien de sa canne pour frayer son chemin et écarter ces importuns, mais un reste de décence l'en empêche. Sacrée journée ! A-t-on idée, aussi, de s'embarquer pour un aller-retour entre Leeuwarden et Amsterdam un 7 août alors que toute la canaille citadine baguenaude et se goberge dans les lieux publics ? Oui, mais ce 7 août est une date, un jour particulier : aujourd'hui, Margaretha a dix ans et Adam Zelle s'était engagé à l'emmener au zoo pour cet anniversaire. Pas de regrets, la promesse faite à l'enfant chérie, à l'enfant préférée, était chose sacrée, il se devait de la tenir.
La fillette, quant à elle, ne partage ni les inquiétudes ni l'agacement de son père : sur sa rétine éblouie s'est gravée l'image du paon qu'elle a si longuement admiré au zoo en début d'après-midi. Margaretha ne se doutait pas qu'un tel oiseau - est-ce bien un oiseau ? - pût exister. Tous les autres animaux qu'elle vient de découvrir, girafes, éléphants, singes ou fauves ont été éclipsés par la magnificence de ce paon occupé à faire la roue. À la remorque de son père qui l'entraîne vers le train, elle se demande déjà en quels termes elle va décrire l'oiseau somptueux à ses frères et soeurs, et elle craint que les mots ne lui manquent pour en rendre compte.
Elle ne voit pas la foule qui entrave leur marche, Margaretha, et, dans le brouhaha ambiant, elle n'entend ni les appels, ni les cris, ni la machine qui siffle en émettant un jet de vapeur. Devant ses yeux se déploie encore et encore l'éventail de plumes ocellées de bleu et d'or, et il faut que son père s'arrête soudain - ils ont enfin atteint leur wagon -, il faut qu'elle bute contre son dos pour comprendre qu'elle est dans la gare d'Amsterdam en ce 7 août 1886 et que le départ du train pour Leeuwarden est imminent.
Devant la portière, une dame très élégante, embarrassée de bagages volumineux et d'une petite fille toute vêtue de rose, se plaint à Adam Zelle de la désinvolture d'un porteur qui vient de la laisser en plan.
- Sous prétexte que le train va partir, il n'a pas consenti à porter mes sacs jusqu'au compartiment où j'ai mes réservations !