Extrait : Photos volées

Auteur : Dominique Fabre
Editeur : L'olivier

Photos volées

Elle était là dans la pénombre, comme si c'était fait exprès. Il faudrait beaucoup de ruse pour échapper au hasard, à nos anciennes amours. Elle paraissait frêle, mais protégée par cette pénombre, si on peut dire, car où nous nous trouvions il y avait beaucoup de bruit à cause des voitures au feu rouge, et, sur les trottoirs, les gens qui marchaient vers le métro. Et puis toutes les personnes qui parlaient seules à leur portable ou à elles-mêmes, sans arrêter. Elle n'avait pas changé, j'ai eu cette impression sur-le-champ. Elle avait cette douceur un peu éteinte que je me rappelais bien. Tu es pressée ? j'ai failli lui demander, comme si nous étions voisins de palier et qu'on se parlait à peu près tous les jours. Combien de temps avions-nous passé sans nous parler ? Ses cheveux étaient noirs, épais, elle avait toujours la même peau laiteuse et le même sourire. Ses ongles n'étaient pas rongés, comme avant. Sa petite cicatrice au menton, qu'elle suivait parfois de l'ongle, avant de se mettre à lire. Elle a levé la tête vers moi pour se laisser embrasser. Elle avait toujours ce beau sourire. J'ai eu beaucoup de petits malheurs dans ma vie. Les petits malheurs, pour douloureux qu'ils soient, permettent cependant d'avancer. Ils ne sont pas de l'autre genre de malheur, qui vous fait vous tenir coi ou vous empêche de parler pendant plusieurs années, parfois une vie entière.
- Je suis content de te voir, j'ai murmuré, ou du moins, je me le rappelle comme ça.
J'ai murmuré car cela, j'aurais sans doute souhaité le vivre il y a plusieurs années. Question de tempo, de géographie de rues qu'on croise, de pas qu'on ne fait pas au même moment, dans le même sens...
- Jean. Moi aussi. J'étais sûre qu'on se retrouverait un jour. Je me demandais souvent...
Elle avait une voix rêveuse sur la fin. Sa peau très blanche à cause du lampadaire dont, sans y prendre garde, nous nous étions approchés pour mieux nous voir, comme des insectes. Cette image est idiote, évidemment. Je pense qu'elle n'avait jamais abandonné l'idée d'une carrière sur les planches. Elle m'a retenu le haut du bras avec l'air de calculer quelque chose sans cesser de sourire. Ma mère disait : «Ses yeux mangeaient sa figure.» Je ne sais plus de qui elle parlait, à ce moment-là. Peut-être d'une copine à elle dans un hôpital de banlieue ? Je n'ai pas pensé tout de suite à lui proposer de boire un verre. Elle n'aurait sans doute pas le temps. Elle n'avait jamais eu de temps pour moi. Je ne lui en voulais plus, c'était même quelque chose de bizarre, au bout du compte, et que je n'ai jamais compris tout à fait. Comment admettre que les gens dont nous avons été si proches n'inspirent plus que de la bienveillance, avec le temps ? que les plus grandes colères vous font sourire comme une vieille histoire belge ou une blague entre collègues de bureau, si usée qu'on la laisse au dernier arrivant ? C'était l'automne au bout de la rue de Rivoli. Pas mal de temps a passé depuis cette première rencontre. Le mot de retrouvailles ne convient pas.