L'homme du verger

Auteur : Amanda Coplin
Editeur : Bourgois

A l'aube du XXe siècle aux États-Unis, dans une région reculée, le long de la côte pacifique, un austère jardinier du nom de Talmadge consacre toute son énergie à soigner les arbres fruitiers qu'il a lui-même plantés. Un homme bon qui, depuis près d'un demi-siècle, vit en solitaire et trouve réconfort et force de vivre dans la douceur des pommes, des abricots et des prunes ainsi que dans le cycle tranquille de la terre - la vallée, tapissée d'herbe jaune et bordée d'un profond canyon, qui l'a accueilli quand il avait neuf ans. Tout ce qu'il possède, tout ce qu'il connaît est enraciné à ce lieu. C'est là que sa mère est enterrée et c'est de là qu'Elsbeth, sa soeur bien-aimée, encore adolescente, a mystérieusement disparu, laissant en lui une irrémédiable fêlure. Le temps y passe désormais sans heurts, au rythme des visites régulières de son amie Caroline Middey, de leurs longues conversations à la nuit tombée, et de l'arrivée à chaque printemps des éleveurs de chevaux - des Indiens, surtout des Nez Percés - s'arrêtant pour camper avec leurs hordes encore indomptées. Et au rythme, bien sûr, des saisons des fruits. Un jour, alors que Talmadge est en ville pour vendre ses fruits au marché, deux filles, sales et les pieds nus, lui volent quelques pommes. Peu après, il les retrouve sur son domaine, méfiantes mais intriguées par cet homme qui ne fait même pas mine de les pourchasser. Sauvages, farouches, et enceintes d'un opiomane propriétaire d'un bordel, Jane et sa soeur Della s'installent sur la terre de Talmadge et font appel à sa compassion sans limite. Alors que les deux filles commencent tout juste à lui faire confiance, une bande de brutes armées débarquent dans les vergers. Cette invasion tragique va bouleverser définitivement la vie de ces personnages, les rappelant à leurs douloureux passés... Embrassant près de cinq décennies, l'histoire suit la vie de ces êtres liés au verger fondateur, depuis l'arrivée de la mère de Talmadge jusqu'à l'entrée dans l'âge adulte d'Angelene, la fille de Jane. Amanda Coplin excelle dans l'art d'associer une dimension historique, presque épique, au registre de l'intime : c'est ainsi qu'alternent et se font écho épisodes d'introspection et descriptions du Grand Ouest, évolutions dans les sentiments des personnages et avancées dans l'Histoire américaine. En fond de scène, c'est l'industrialisation naissante du pays, l'arrivée des premiers chemins de fer et d'une agriculture à plus grande échelle. Si le panorama des États-Unis à la fin du XIXe siècle est fidèle, Coplin ne tombe en aucun cas dans un naturalisme étouffant ; ce temps et cet espace reculés sont plutôt le cadre d'une grande fable sur la transmission et l'oubli, sur le besoin d'aventure et de solitude comme sur celui de la compagnie des hommes. Coplin parvient à maintenir un rythme soutenu et à captiver le lecteur par une alternance de points de vue statique - le quotidien dans les vergers - et dynamique - la cavale de Della, les voyages fréquents de Talmadge, etc. Son écriture, souvent très picturale, donne lieu à quelques scènes d'anthologie, d'une grande beauté : la nuit que passe Della perchée sur la cime d'un arbre ballotté par le vent, l'arrivée des chevaux indomptés dans la vallée... C'est à une vaste aventure humaine et tellurique que nous convie Amanda Coplin, jusqu'aux confins des sentiments et des terres habitées de l'ouest américain. Rares sont les livres capables de nous rendre les personnages si vivants et attachants, à nous les faire autant garder en mémoire bien après la lecture. On aurait presque peine à croire qu'il s'agit là d'un premier roman, tant l'écriture, à la fois souple et soutenue, habile à dépeindre avec la plus grande subtilité personnages et paysages, témoigne d'une maturité littéraire étonnante.

23,00 €
Parution : Avril 2014
546 pages
ISBN : 978-2-2670-2642-9

Extrait

Son visage était aussi grêlé que la lune. Grand et large d'épaules, il était corpulent sans être massif, mais on voyait très bien comment il allait le devenir; il avait déjà le torse épais d'un robuste vieillard. Ses oreilles étaient éléphantesques, un trait qui lui avait valu beaucoup de commentaires lorsqu'il était plus jeune et qu'elles dépassaient franchement ; mais désormais, aussi tannées par le soleil que le reste de sa peau, elles étaient collées à son crâne plus qu'à aucun autre moment de sa vie, et coriaces, faites d'une chair granuleuse comme l'écorce de quelque fruit. Rasé avec les pores élargis ; la peau huileuse. Sous certaines lumières, sa chair était grise ; sous d'autres, couleur de suif ; ou bien encore, rouge. Ses lèvres, de la même couleur que son visage, s'étaient fondues dans l'ensemble de ses traits, avaient commencé à disparaître. Il avait un gros nez proéminent. Des yeux d'un bleu vif. À présent, ses cils n'avaient rien de remarquable mais, lorsqu'il était jeune, ils étaient noirs et épais et il avait la joue veloutée, la bouche aussi pure et sculptée que celle d'un chérubin. Tant d'atouts poussaient les femmes à le couvrir compulsivement de baisers, à s'interrompre au milieu de leurs tâches domestiques pour le serrer contre leur sein. Toutes les soeurs de sa mère dont il n'avait plus le moindre souvenir, là-bas dans l'Arkansas, celles qui n'étaient plus désormais que des ombres d'ombres dans sa conscience. Oh mon trésor, s'exclamaient-elles. Oh mon petit amour.
Ses bras brunis par le soleil étaient marqués de cicatrices. Il se coiffait en arrière, une aile noire et clairsemée maintenue en place par une pommade à l'odeur de pin.
Il considérait le monde - les objets sous son nez - de très loin. Car lorsqu'il arpentait la terre, il arpentait également d'autres royaumes. A certaines saisons, sous certains ombrages, les souvenirs fondaient sur lui comme des oiseaux aux serres aiguisées : un mouvement de tête dans le feuillage, la lumière d'une lanterne s'embrasant dans une pièce. Et d'autres constantes préoccupations dont il avait de même à moitié conscience, mais qui n'en imprégnaient pas moins son attention en permanence : des projets passés et présents concernant le verger; des désirs qu'il avait eus dans sa jeunesse, des inquiétudes, des craintes dont il ne se rappelait que la cosse ; des arbres qu'il avait espéré planter; des expériences à propos des greffes et de l'irrigation ; des recettes de confiture ; des températures de cave ; des mélanges de produits chimiques pour empoisonner ou du moins décourager toute une gamme de nuisibles - les cerfs, les lapins, les rongeurs et les larves, un univers d'insectes ; comment attirer les abeilles. Important était le temps, le rythme de certaines années, la probabilité de la répétition, météorologiquement parlant, les conséquences que cela aurait sur le paysage ; la sagesse des almanachs, les paroles d'autres hommes, d'autres jardiniers, les paroles sans importance mais surtout celles qui comptaient. Il pensait à l'endroit où aller chasser l'automne suivant. Évaluait en permanence l'état de sa terre, son domaine, ses bâtiments, ses animaux. Et surtout il pensait à la météorologie de la semaine, à la température et à la présence, parfois potentielle, de la pluie ; aux catastrophes récentes et à la façon dont il avait réagi ; au déroulement de la saison ; à son rôle dans l'échafaudage rigide des travaux routiniers - ce qu'il devait faire le jour même, dans l'après-midi et dans la soirée, comment préparer la matinée de travail du lendemain ; quand viendraient les hommes et serait-il prêt ? Mais il serait prêt, évidemment, il l'était toujours, il n'y avait pas plus prêt que lui. Il pensait à ces moments dans la vie où il avait prononcé des paroles - adressées à Caroline Middey, à Clee, à sa mère ou à un inconnu qui l'avait oublié depuis belle lurette - qu'il aurait préféré n'avoir jamais dites ou dites autrement, ou bien il pensait à ces moments où il avait gardé le silence quand il aurait dû au moins lâcher un mot. Il tentait de retrouver toutes les paroles adressées à sa soeur, pour y repérer sa propre méchanceté ou son indifférence, son insensibilité face à certaines de ses inflexions de voix. Comme tout cela était loin désormais. Parfois il s'inquiétait à l'idée de l'oublier même si, en réalité - il n'aimait guère se l'avouer - il avait déjà beaucoup oublié.

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